Elle regretta immédiatement son geste.

Chevelure enflammée et veste militaire déchirée qui virevoltaient au gré de l'air, ses mains tentaient désespérément de s'agripper au premier débris venu alors qu'elle s'éloignait doucement de la surface. Une peur violente et fracassante brisa sa respiration pourtant résolue quelques secondes auparavant tandis que ses cordes vocales vibrèrent avec férocité; un dernier cri de terreur, un ultime écho adressé à Lui, Lui qui les avaient abandonné sur cette Terre déstructurée. Quel genre de Dieu aimant et miséricordieux aurait laissé sa progéniture ainsi souffrir ainsi, quels péchés avaient été absolu avec tant de larmes et de sang ? Pourquoi en était-elle arrivée là ? Comment avait-elle pu finir si bas ? Au-loin, un ciel grisé larmoyant l'accompagnait dans son allez-simple vers les abysses de cette planète et plus loin encore, des oiseaux volaient au-dessus d'elle. Volatiles libres, volatiles tranquilles. Alors, c'était donc ça qu'ils ressentaient, lorsqu'ils s'envolaient ?

Elle, dans une forêt, fusil de chasse à la main. Souvenirs d'un temps plus clément qui remontaient, une journée d'été qui précédait l'année 2015. Filature discrète entre les arbres et les fougères couverte par une brise fraîche. Paternel à ses côtés, non-armé, pardessus militaire bien soigné. Doigt pointé en direction de la voute bleutée, une branche habitée par un être plumé. Elle, viseur aligné, phalange parée. Tir parfait. (12 ans)
Papa était un ancien soldat retraité aimant, Maman une professeur extrêmement douce. Grand-Frère, quant à lui, était probablement le meilleur de sa ligue, toujours à lui donner le sourire lorsqu'il était à la maison.
Vie tranquille aux abords des grandes villes, élevée dans la verdure de la campagne, poumons imbibés d'un air pur depuis toute petite, protégée par une sainte-croix positionnée au-dessus de son lit. Avec toujours un certain bouquin sur la table de chevet. Elle connaissait parfaitement les bons gestes et les mauvais, les bénédictions et les péchés, elle savait pertinemment ce que l'acte qu'elle effectuait signifiait. Ce qu'Il en penserait. Mais elle avait perdu foi en Lui. Après toutes les horreurs dont elle fut forcée d'assister.

Yeux noyés d'une pluie saline, la gravité fit remonter les gouttes le long de son front pour terminer le long de ses courtes mèches rouges avant d'à leur tour disparaître dans l'oubli tout comme elle. Basculée en arrière, entraînée par son propre poids pourtant maigre. Saut de la foi infidèle, désillusion qui s'annonçait mortelle. Un suicide par dépit, par lassitude, par simple envie d'en finir, l'Enfer était venu sur Terre, avait percé sa surface et, malgré sa croyance inconditionnelle ainsi que celle de sa famille, ils n'avaient pas été épargné. Mensonges cultivés depuis des millénaires, personne n'allait les sauver de ce funeste destin. Personne n'avait été sauvé du jeu cruel du Malin.

Elle se souvenait encore de ce jour fatidique. Celui où toute son existence avait basculé. Lorsque deux soldats de la garde d'honneur avaient foulé le palier de leur modeste demeure. Tenue de cérémonie, le regard sombre. Un drapeau des Etats-Unis d'Amérique plié en triangle entre les mains. Cette journée était gravée dans sa mémoire. Seule à la maison ce jour-là elle fut celle à qui la triste nouvelle fut annoncée. Grand-Frère médecin à l'armée, Grand-Frère disparut et considéré comme décédé. Son corps entier s'était écroulé dans l'encadrement de la porte, agenouillée face à ces combattants de la liberté. Une impression d'étouffer tandis qu'un torrent de larme se déversa de ses orbites. Grand-Frère Raziel qui représentait tout pour elle. Grand-Frère Raziel qui avait promis de lui revenir, avait promis de l'accompagner sur le dur chemin de la vie. Il l'avait rappelé à Lui. Existence qui cessa d'exister, à des centaines de kilomètres d'elle. Et elle n'avait même pas eu le droit à voir sa dépouille car introuvable. (16 ans)
Le Kamikakushi était censé être le jugement dernier. Vision biblique forcée par ses croyances, elle avait très vite déchanté, lorsque les humains commencèrent à tomber et les monstres à grimper. Fin des temps, fin d'un univers. Mais aucun ange n'était venu sauver son âme pure. Au contraire. Maman fut infectée par ces choses après deux ans, Papa avait fini par succomber à des blessures après quatre. Laissée seule sur une Terre désolée à survivre par ses propres moyens, des semaines à errer. Puis elle arriva à Washington DC. (16-23 ans)

Bientôt la lumière disparut de son champ de vision, la plongeant dans un voile de ténèbres glaciales. Englobée de toute part, elle se sentit peu à peu s'éteindre. Telle une flammée menacée par la tornade, telle une bougie sous un orage. Choix de disparaître de la surface de cette planète et de symboliquement abandonner la foi en se suicidant, en rejetant la morale que sa famille avait pu lui enseigner au fil des années. Les secondes, les minutes, les heures et les jours qui s'étaient écoulés l'avaient fait réfléchir. Un Dieu aimant n'aurait jamais laissé de telles choses se produire, aucune terre promise, aucun paradis ne les attendaient. Mourir était sa seule option, se jeter dans le vide, accueillir la Faucheuse, pousser son dernier soupire. Adieu Père, adieu Mère, adieu Frère, adieu les doux rayons du soleil, adieu la fééries des soirées hivernales, adieu l'amour, adieu la tristesse, adieu la survie, adieu Dieu. La peur fit bientôt place à un sourire larmoyant. Elle pouvait reposer en paix, maintenant.

20/03/2026.


Elle était tombée. Ange déchue, ange échouée sur le rivage des limbes qui s'étendaient à présent devant-elle. Demoiselle immaculée pourtant tâchée par un liquide à l'odeur métallique, onde visqueuse et pourpre qui s'écoulait paisiblement de son front. Chute rude, réveil difficile. Menton qui se souleva, un regard lancé en direction du ciel. Unique rayon de lumière, phare au beau milieu de la tempête. Était-il là ? À l'observer ? Une punition pour avoir péché ? Après des années passées à suivre religieusement ses enseignements ? Elle était morte. L'éternité l'attendait donc. Tout ça pour l'avoir défié.

Un juste châtiment. Pour Lui.
Mais pas pour elle.

Paumes des mains sur le sol, elle se redressa. Maladroitement. Corps fatigué, corps épuisé. Les mois passés à courir revenaient, les douleurs resurgissaient, ses os semblaient sur le point d'exploser et les muscles de se rompre. Dos contre la pierre froide de cet endroit lugubre, une respiration anormalement profonde. Prunelles qui virent le fusil de son paternel étendu au sol. Un symbole. Elle devait continuer. Pour lui. Pour Maman. Pour Grand-Frère. Pas question d'y rester. Elle avait survécu aux Monstres, elle avait malheureusement survécu à sa famille, elle n'avait aucune intention de se morfondre. Abandonner et laisser mourir la flamme dans ses yeux était synonyme d'abandonner les siens. Ceux qui avaient péri pour lui permettre d'avancer. Elle refusait. Elle refusait. Bruit de déchirement dans la caverne. Pantalon fendu, bout de tissu : bandage de fortune. Tête serrée, brèche sanguine colmatée, elle récupéra son arme et continua d'avancer.


Elle erra deux journées et trois nuits. Elle y rencontra des gens. Les premiers humains depuis des mois. Elle n'était pas seule donc. Choc profond dans son âme. Ou ce qui en restait.


Comment l'Humanité prospérait-elle en ces Terres Désolées ? Recruteurs de différentes contrées, des sociétés reconstruites après le début des Enfers, deux dos tournés se présentèrent à elle avant qu'une main ne lui soit tendue. Offre qui la frappa en plein coeur, telle une balle la transperçant de part en part : embrasser les traditions familiales et à son tour servir son pays. Protéger les innocents, punir les injustes. Comme son Grand-Frère et avant lui, son Père. Porter le flambeau des Siens. Un jeu du destin. Elle n'avait pas attendu l'offre de la quatrième personne avant d'accepter, son coeur avait déjà décidé. Ultime regard en direction du Ciel avant de partir en direction des montagnes, une promesse faite à Lui. Un jour, ils s'expliquerait. Un jour, Il lui expliquerait. Mais ce jour n'était pas prêt d'arriver. Elle devait vivre. Vivre pour continuer à Le défier. Lui prouver que les limbes, ce continent de substitution nommé Althéa, lui suffisait amplement.