Journée ordinaire, enfin presque pour la boutique. L'échoppe est vide. Pour une fois. Depuis le déménagement il n'a pourtant pas eu un instant de répit. Entre les curieux attirés par l'île et ceux qui sont là pour racheter la cargaison volée par les pirates, Rory a vu ses profits décupler. Il n'en espérait définitivement pas tant en rejoignant le Maître mais ce n'est pas lui qui va s'en plaindre. Tout ceci lui permet de s'étendre et même de se diversifier. Plus qu'un simple prêteur de gages, son magasin est vraiment devenu la caverne d'Ali Baba. On y trouve de tout et surtout de rien. Et lui continue à prêter à des taux exorbitants, récupérant sans scrupules les trésors des autres pour les revendre plus cher encore par derrière. C'est un modèle commercial absolument parfait.
Enfin presque.
Le problème du succès c'est que ça attire toujours la concurrence. Et les charognards. Entre les tentatives de cambriolage et ceux qui reviennent se plaindre des intérêts, Rory commence à songer que Beatriz ne suffit plus à l'aider. D'autant plus que ce n'est pas l'assistante la plus fiable du coin.

C'est alors qu'il parcoure son carnet de contacts à la recherche d'un potentiel futur collaborateur que la porte de son magasin s'ouvre, laissant apparaitre la figure inconnue d'une femme au profil imposant.

▬ Bonjour. Marmonne-t-il de derrière son comptoir. Une cliente ? Non. Un peu de muscle. Tiens donc ! Aurait-il absorbé un cristal de chance sans le savoir ? Parce qu'en ce moment, les choses lui tombent dessus sans même qu'il ait besoin de demander.

▬ Vous pensez bien. Méfiance tout de même. Il toise de haut en bas l'étrangère et joint les mains, coudes sur le comptoir, figure renfermée. Mais qu'est-ce qui me garantit que vous valez mieux que tous les saoulards en quête d'argent facile de l'autre côté de l'île ? Quelles sont vos qualifications ? Et cristaux bien évidemment. Force accrue, souffrance mentale, onde de choc, griffes rétractables, tout ce qui a de la gueule fera bien l'affaire. Tant que son utilisatrice sait s'en servir évidemment. Et puis votre nom tant qu'à faire. On ne parle pas business avant de savoir à qui l'on a à faire, c'est bien connu.

Paz. Inconnue au bataillon Rory observe un instant la main qu'on lui tend, comme méfiant, puis se décide à la serrer en soufflant :

▬ Rory mais peut-être que vous me connaissez déjà. À moins qu'elle ne soit entrée dans la première échoppe au pif et si c'est le cas, il ne saurait que faire de cette information. L'impulsivité, les décisions prises au hasard le laissent toujours au dépourvu. Rory est trop logique pour laisser sa conduite être dictée par autre chose que sa raison. Même que courir après une (ex) femme qui ne vous aime ça ne compte pas. Et puis non, avec Raphaëlle en fait, c'est parfaitement logique : ils ne sont pas divorcés (officiellement), donc c'est le devoir conjugal qui l'oblige à lui pourrir la vie.

▬ Un seul cristal c'est tout ? Autant dire qu'il n'est pas vraiment impressionné. Savoir se battre c'est bien mais ça ne sert pas à grand chose contre quelqu'un blindé de pouvoirs. Toutefois, l'étrangère a attisé sa curiosité en précisant qu'elle ne boit pas. C'est assez rare pour être noté. Et les larbins avec de l'éthique sont les plus faciles à manipuler. Ou alors c'est parce que lui-même ne touche pas à l'alcool que ça le titille un peu. Oh le choix ce n'est pourtant pas ce qui manque ici. La corrige-t-il tout de même en remontant le bord du comptoir, l'invitant à passer de son côté. Vous venez de tomber c'est ça ? À moins qu'elle ne vienne du Désert elle aussi mais il est presque certain que le cristal de drain d'énergie vient tout juste d'être découvert.

Le marchand s'écarte d'un pas, dévoilant la porte ouverte menant à l'arrière-boutique, là où dans la pénombre s'entasse tout son butin : des caisses et des tiroirs savamment triés et étiquetés selon la valeur de la marchandise et le nom de leur propriétaire d'origine. Pas de fenêtres, pas d'issues de secours. Cette grosse porte en métal derrière le comptoir c'est la seule chose qui protège les trésors de Rory. Jusqu'ici personne n'a réussi à s'y introduire à son insu.
Si elle veut travailler ici, il faut bien qu'elle fasse un état des lieux.

▬ Pas trop dur le rejet par les quatre pays ? Ironise-t-il. J'ai du mal à croire qu'une personne soi-disant aussi compétente que vous ait pu être refusée aux quatre coins d'Althea.

Et pourtant, aucune nation n'a voulu de lui.

Les explications de Paz lui inspirent une vague confusion. Qui refuserait de soi-même les recrutements pour finir à la Baie ? Oh peut-être que ce nouveau pays est effectivement plein d'opportunités mais il n'en reste pas moins que le top du top de tout ceux qui ont été rejetés. Peut-être que quelqu'un qui n'est pas tombé plus tôt ne peut pas comprendre. Et peut-être que dans le fond Rory s'en fiche. Il respecte ce choix même s'il le trouve un peu candide.

▬ J'y suis parce que Valentine n'a jamais rien fait pour nous. Ment-il. Il n'a jamais rien demandé à la Reine du Marché Noir. À vrai dire c'est lui qui est allé chercher les embrouilles avec le reste des pirates mais hé quand il n'y a pas ou peu d'opportunités c'est à lui de les créer. Pour lui les Oubliés ne sont et ne seront jamais une patrie. Maintenant que chacun a goûté à la liberté d'un territoire sans gouvernance, personne ne voudra vraiment se plier au bon vouloir d'un pouvoir central. Lui le premier. En cela, le Maître des Rêves les sauve.

Son doigt pointe ce qui ressemble plus ou moins à deux caméras accrochées dans les angles de la porte. Il explique calmement :

▬ Et puis l'endroit est surveillé en permanence. En 2026 il n'est pas difficile de se procurer ce genre de matos. Après tout ils ont déjà tous des holokits. En fait ce ne sont pas les cambrioleurs qui me préoccupent. Sinon il n'aurait jamais montré l'endroit à une presque inconnue. Rien ne lui dit qu'elle n'essayera pas de le voler plus tard avec ou sans complices. Soit, c'est un risque à prendre. Elle peut essayer. Ce serait l'occasion de frapper fort en rétribution, renforcer un peu son image. Un défi qu'il serait presque heureux de relever. Il ne faudrait pas que les gens oublient qui a planté l'homme de main du Père Lewis. Ce sont les impayés. Il y a des biens qui ne s'acquièrent pas comme ça en un seul coup. Pour certaines choses, Rory accepte d'avancer l'argent. Des choses qui ne s'obtiennent pas forcément légalement. Car toute opportunité intéressante comporte une part de risques.

▬ Que diriez-vous d'un test là maintenant tout de suite ? Je vous avance la moitié pour un job, si j'en suis satisfait je vous paye le reste et je vous embauche sur le champ. Ce sera l'occasion de voir ce que vous valez. Réellement.

Le sourire qui s'étire sur les lèvres de Paz est contagieux : Rory lui rend même s'il a cette façon de sourire qui ne parait pas sympathique du tout. Il a le sourire plat et en même temps tranchant, celui qu'on voit sur les politiciens qui font semblant avec un des airs qui se veulent rassurant mais qui ne dissimulent pas tout à fait une étoile de sauvagerie à l'arrière du regard. C'est un sourire de requin.  

▬ Marché conclu alors. Il a déjà sorti son porte-monnaie. Rendre visite à un client, rien de plus. Et il sort des billets de caerus qu'il tend à sa nouvelle collaboratrice. Des caerus car c'est la monnaie qui a le plus baissé avec la mort du Roi Alexander mais ça, elle ne doit sûrement pas le savoir. Vous comprenez pourquoi le sourire de Rory sonne faux ? Mais c'est tout de même une belle avance. Après tout, si le travail est bien fait, le norvégien est prêt à mettre le prix.

Déjà il sort de la remise, la referme à double-tour derrière Paz et puis pareil pour la boutique toute entière après avoir retourné la pancarte « OUVERT ». En cas d'urgence on aura qu'à l'appeler. Et Rory ne voit pas qui serait assez désespéré pour l'appeler en dernier recours.

▬ Par là. Il n'habite pas très loin.

Ses mains s'enfoncent dans ses poches et lui s'enfonce dans une ruelle. Paz peut peut-être penser à un guet-apens mais après tout ça fait partie du jeu. C'est elle qui est venue le voir et pas l'inverse. Et puis Rory est détendu, pendant les cinq minutes de marche il ne regarde pas particulièrement autour de lui, ne fait rien de louche. Il avance en silence tout simplement jusqu'au pied d'un immeuble.

▬ Troisième étage, porte de gauche, c'est là qu'habite un type qui s'appelle Manfred. Il me doit une sacrée somme d'argent. Je sais qu'il l'a mais je sais aussi qu'il l'a caché pour payer les soins de sa gamine. C'est triste mais ça Rory s'en fout. Une dette reste une dette. On monte, on frappe et vous vous arrangez pour qu'il me rembourse, peu importe la façon. Voilà c'est tout, c'est simple non ?

Ce que Rory ne précise pas, c'est qu'à cette heure du soir, Manfred est à la maison avec sa femme et son enfant. Finalement c'est peut-être un peu un guet-apens. Mais il préfère ça aux entretiens d'embauche classiques.

C'est avec une impassibilité appréciable que Paz entend ses explications. Tant mieux. Il ne faut pas avoir de coeur dans les affaires. Le coeur c'est pour le domaine du privé, ça n'a rien à avoir avec les histoires d'argent. En fait, il devrait même rester en dehors de tout, le coeur.

Ainsi, sa nouvelle partenaire ne perd pas de temps et s'engage dans les escaliers. Rory lui emboîte le pas, curieux de voir de quelle façon elle compte s'y prendre. Et quelle façon. Simple et terriblement efficace ! La mirage entre tout simplement en trombe dans l'appartement et attrape directement la gamine. Le norvégien est presque surpris par le pragmatisme cruel de son acolyte mais il ne peut que l'approuver, fermant derrière eux la porte du salon et laissant la femme hébétée dans le couloir pour s'avancer vers la petite et poser une main sur son épaule frêle.

▬ Bonjour Manfred.

L'homme l'insulte. La petite tremble. Rory ne cesse de sourire. Il continue calmement.

▬ Où est l'argent Manfred ? Manfred ne bouge pas d'un cil. Alors il répète lentement. Où est l'argent ? Tu sais si quelque chose arrivait à la petite tu n'en auras plus besoin.

La femme tambourine contre la porte, la petite se met à pleurer en essayant de ne pas faire de bruit. Ça n'émeut pas outre mesure le trafiquant dont les yeux commencent à noircir alors qu'il s'installe doucement dans la cervelle de la gamine avec son cristal de possession. Ce serait un grand soulagement en fait. Une faveur je dirais même.

Comprenant ce que Rory est sur le point de faire, Manfred craque. Il agite des mains et s'exclame :

▬ C'est bon ! Arrête, je vais te le rendre ton argent ! Il est dans un coffre dans une chambre à côté mais tu auras besoin d'un code pour l'ouvrir. Viens.

Rory s'interrompt alors que leur otage esquisse un mouvement vers une pièce voisine, attendant qu'on le suive. Le pirate se tourne alors vers Paz et lui échange un regard. Tout ceci sent le piège à plein nez. C'est trop facile. Mais après tout si elle est là c'est justement pour gérer ce genre de situations.

▬ Vas-y, je garde la fillette. Ordonne-t-il alors avant de faire volte-face et de donner un grand coup à la porte contre laquelle hurle toujours la bonne femme.

▬ SILENCE !

Et l'épouse se tait. Enfin un peu de calme. Il n'y a plus que le son étouffé de la télé toujours allumée et le souffle saccadé de larmes de la petite qui remplissent l'espace. Il espère qu'elle n'aura pas la mauvaise idée d'essayer de la supplier.