Aussi critiquable soient les initiatives culinaires de Rosario, sa boutique continuait à recevoir de la clientèle. Dorothea ne comptait plus ses heures de travail depuis que Rosario avait accepté, oh miracle inattendu, de la reprendre comme employée. En échange, le travail était encore plus harassant qu’auparavant et l’homme ne la ménageait pas. Parfois la jeune femme ne se demandait pas s’il faisait simplement exprès vu que Dorothea se sentait bien trop coupable pour oser se rebeller, alors même qu’elle n’avait nullement prévue son absence impromptue.

Au final c’était comme mener des travaux d’intérêt généraux afin de corriger une faute commise par le passé. Sauf que la jeune femme avait le droit à quelques petites douceurs lorsque le stock d’invendus se révélait trop important, et des dégustations hasardeuses des résidus d’expérimentations de Rosario.

Laissée seul pour la journée, la jeune femme voguait entre le comptoir et la cuisine, surveillant la cuisson des préparations. Tout était chronométré pour éviter toute surcuisson hasardeuse. Heureusement la journée demeurait assez creuse, ce qui lui permettait de souffler et de trouver même, parfois, le temps un peu long.

La clochette sonna l’arrivée d’un client et la promesse d’un petit changement dans son planning bien huilé l’histoire d’au moins quelques minutes. Dorothea reposa le livre qu’elle compulsait discrètement sous le comptoir. Son visage afficha le sourire avenant de la vendeuse.

— Bonjour ! Que souhaitez-vous… Oh, mais je vous connais !

Le visage du client fut transposé dans un tout autre lien, bien plus clinquant et prestigieux que la modeste boulangerie. Des lumières flamboyantes suspendues un peu partout. Un buffet garni de mets raffinés et inconnus. Un échange gustatif. Une descente aux Enfers.

— Je ne sais pas si vous vous rappelez de moi. C’était durant le bal tenu dans les villas.

Un bal qui avait tourné court avec l’arrivée d’infectés par la Transcendance. Dorothea préféra conserver ce pan de souvenir sous le tapis. Inutile de raviver de mauvais moments qui plus est dans un endroit où les oreilles pouvaient traîner.

— Comment vous portez-vous depuis ?

Mieux qu’elle, elle espérait.

L’homme en face d’elle rayonnait. Pas au sens littéral bien évidemment, même si ça aurait été bien possible à Althéa avec l’existence des cristaux. Face aux changements positifs, et nombreux, qui avaient émaillé la vie de l’homme, Dorothea ne put que hocher la tête.

— Ça en fait du bouleversement ! Vous étiez du Désert auparavant ? demanda-t-elle en se rappelant que l’individu avait précisé un changement de pays. J’ai beau être à Althéa depuis des mois, j’ai encore des difficultés à saisir toutes les subtilités politiques. Et encore plus avec les derniers bouleversements en date.

Comme si le jeu des territoires n’était pas déjà assez complexe, la Baie des Mirages s’était ajoutée à l’échiquier. Dorothea avait la forte impression d’avoir raté une saison de Game of Thrones et de devoir réussir à saisir l’intrigue, sans pour autant avoir l’occasion de lire un résumé des épisodes qu’elle avait loupé.

— Je vous avoue que je ne me souviens pas trop de comment tout ça a fini, là-bas, aux villas, précisa-t-elle en agitant la main. J’ai été attaqué, puis trou noir.

Dorothea mima l’impression laissée par ce brusque évènement : ses deux mains s’écartèrent en tentant de figurer une explosion.

— J’ai été à l’hôpital le temps qu’ils vérifient que tout allait bien et redonner un peu de carburant à mon organisme. Je m’en sors mieux que prévu, je suppose. Surtout que je ne sais pas du tout battre. Pas comme vous. Vous étiez épatant là-bas !

C’était d’ailleurs sûrement pour cela qu’il dévorait autant au buffet. Il fallait bien nourrir la machinerie pour qu’elle soit parfaitement opérationnelle lors des phases de déploiement au combat.

— Je parle, je parle mais si ça se trouve Madame vous attend. Vous veniez chercher quoi ?

Puis inutile de louper une vente. Dorothea ne voulait pas risquer la colère de Rosario.

Tous les noms cités par Fenrir ont de quoi faire tourner la tête. Tant de changements épatent Dorothea, elle si casanière et n’aimant guère qu’on trouble son petit quotidien. Petite souris bien heureuse de retrouver son trou à la fin de la journée, ouvrant son microcosme qu’à quelques individus, faisant l’effort dantesque d’agrandir son réseau.

— Hé, avec un tel parcours, si vous avez besoin de vous reconvertir, vous pourriez faire guide touristique.

Hm, ça sonnait mieux dans sa tête. Tâchant de masquer sa gêne (mais quelle idée elle avait, parfois, de répondre à brûle-pourpoint, elle qui était dépourvue d’un humour ravageur) Dorothea s’empressa d’aller saisir dans les paniers présents derrière elle la commande du client.

— Pas trop cuite donc...

Un élément qu’elle avait rapidement assimilé lorsqu’elle avait servi son premier français. Chez eux, le pain était aussi sacré que l’hostie délivrée à l’église le dimanche matin. Mieux valait ne pas fournir une baguette croustillante à quelqu’un l’aimant blanc, sans quoi vous aviez droit à la colère francophone dans toute sa splendeur d’insultes imagées.

Déposant les pains sur le comptoir après les avoir emballés dans leurs sachets, Dorothea tapota sur la caisse.

— Et voilà. J’espère que ça ira pour votre femme. Reconstruire un système politique, c’est pas rien. Mais je suis certaine que vous lui offrez le meilleur des soutiens. Je vous ai vu au bal, vous combattiez comme un diable. C’était impressionnant !

De ce qu’elle avait pu voir, lorsqu’elle n’était pas occupée à assurer sa survie, Fenrir était un homme de terrain. Son épouse devait être de la même trempe. Il devait former un duo de choc : de véritables guerriers maniant la lame avec splendeur.

— Dites, d’ailleurs j’ai une question…

Dorothea s’assura que personne n’était entré dans la boutique entre-temps, ni qu’aucune silhouette ne se profilait à la porte. Elle se pencha vers son client, parlant d’un ton plus bas.

— L’homme masqué au bal… C’est bien le nouveau maître de la Baie des songes ?

Son masque était resté gravé dans sa mémoire et ce qu’elle avait vu dans la gazette avait fait naître plus d’une question, dont une essentielle : ennemi ou allié ?

Quand Fenrir mentionne sa conjointe (Dorothea a bien songé au terme d’épouse, mais ne sachant s’ils étaient mariés elle s’était corrigée) la jeune femme s’imagina une femme à la carrure comparable à celle de l’homme se tenant devant lui. A l’entendre c’était une femme de poigne. Probablement taillé comme une armoire, dotée d’une musculature lui permettant de manier des armes aussi grandes qu’elle.

Sûr qu’elle devait se faire respecter avec aisance.

Chance pour eux deux, la boulangerie demeurait encore vidée de toute clientèle. Les soupçons de Dorothea prirent corps lorsque Fenrir les confirma. Du peu qu’elle avait vu de l’individu, clairement elle n’avait pas envie de l’approcher. Ce ne serait ni aujourd’hui, ni demain, qu’elle demanderait à devenir une Mirage.

Elle avait trop lu de romans pour savoir qu’il fallait se méfier des enchanteurs portant des masques. Surtout lorsqu’ils s’invitent à une fête en apportant le chaos.

— Vous inquiétez pas. Ce n’était pas dans mes projets. Je suis pas une grande aventureuse.

Qu’elle soit sortie vivante de cette folle soirée était déjà un miracle.

Ramassant la monnaie pour la déposer dans la caisse, Dorothea se hasarda à une ultime question.

— Désolé je ne vous retiens pas plus longtemps mais… Vous sauriez où je peux dénicher un enseignant pour… m’apprendre les bases de l’auto-défense ?

Jusqu’ici ses recherches s’étaient muées en échec. Rosario avait gratté la couche qu’elle avait déposé sur ce souhait informulé. Si elle avait eu quelques connaissances, elle aurait pu s’en sortir ce soir-là, peut-être même sauver quelques âmes.

Elle devait avancer. Quitte à rater quelques marches pour mieux se relever par la suite.

Il acceptait ? Vraiment ? Dorothea en demeura bouche bée sur le coup, étonnée par la promptitude de l’homme à vouloir aider quelqu’un qu’il avait croisé à peine quelques minutes lors d’une soirée. La magie du buffet, sûrement.

Refusant de laisser échapper cette chance qu’elle avait, Dorothea se saisit de son holokit.

— Avec plaisir ! Je me vois pas manier des armes non plus. Si déjà je peux savoir me défendre…

C’était déjà miraculeux qu’elle ait su repousser plusieurs Transcendés à l’aide d’un pic à barbecue. Ou c’était une broche en métal ? Peu importe. Cela restait une arme blanche qui aurait pu se retourner contre elle à tout moment.

Le numéro de l’homme enregistré, Dorothea remarqua alors qu’elle avait omis de lui demander son nom. Dans la précipitation, elle en avait oublié les bases de la politesse.

— Vous pouvez enregistrer mon numéro au nom de Dorothea. C’est comme Dorothy du Magicien d’Oz mais avec un “ea” à la fin au lieu du y.

Depuis le temps qu’elle rêvait d’avoir un professeur en la matière, elle en trouvait un avec une telle aisance que c’en était presque rageant. Ce ne serait sûrement pas une partie de plaisir. Comparé à l’homme qui se tenait face à elle, elle n’était qu’une baguette peu cuite tandis que lui avait la teneur d’un pain de campagne d’un kilo.

Elle allait suer et finir ses entraînements avec un corps courbaturé.

— Merci encore. Vous me rendez un grand service !