Une journée comme tant d’autres rythmée par le ballet quotidien, presque maussade, des tâches journalières. Quand ce n’était pas le classique métro-boulot-dodo, il fallait aller remplir le frigo de quelques victuailles. Le sac empli de denrées, Dorothea se laissait emporter par la foule, force inextinguible qui l’entraînait mieux que le courant emportant une nuée de poiscaille trop faible pour lutter. La devanture d’une librairie fraîchement ouverte, qu’elle n’avait encore jamais vu, happa si bien son regard qu’elle réussit à stopper son avancée. Jouant des coudes, la jeune femme se rapprocha de la vitrine pour mieux observer la disposition des ouvrages. Il ne fallut qu’une poignée de minutes pour que Dorothea ressortit de l’endroit, le sac un peu plus lourd que lors de son entrée. Que ce soit à Althéa ou sur Terre, certaines habitudes avaient la vie dure.

Sentant son pied heurter quelque chose, Dorothea baissa les yeux. Sur le macadam trônait un carnet. La jeune femme se baissa pour le saisir. Il avait dû tomber du sac d’un passant. Dans la cohue et le bruissement incessant des conversations, l’incident avait dû passer inaperçu auprès du propriétaire de l’objet. Espérant que ce dernier se trouvait encore assez près, Dorothea haussa la voix.

— Excusez-moi, ce livre est-il à quelqu’un ?

Question idiote à la réponse évidente. Néanmoins Dorothea espérait que cela interpellerait quelqu’un. Elle ne rencontra que quelques visages qui s’agitèrent négativement avant de s’effacer dans la foule, ayant mieux à faire que trouver le propriétaire d’un objet perdu. Dorothea ouvrit le carnet, espérant trouver un nom inscrit quelque part, voire mieux une adresse. Elle avait l’impression de fouiller un porte-monnaie mais avait-elle meilleur choix ?

Le confier aux objets trouvés ou à la police, probablement. Mais sur le moment l’idée ne lui effleura pas l’esprit.

Ne voyant rien d’écrit sur la dernière page, Dorothea feuilleta dans le sens inverse. Quelques mots accrochèrent son regard, mais la jeune femme réprima sa curiosité. Ce carnet pouvait être n’importe quoi : un recueil d’écrits personnels, un journal intime…

Le mot sorcière brilla sous ses yeux, se répétant au fil des pages. Les fragments de phrases glânés firent écho à ses propres rêves de gamine, réfutant le rôle de princesse pour adopter celui d’une femme plus émancipée… et potentiellement détestée.

« Excusez-moi, ce journal m’appartient ! »

La voix vibrante de colère l’arracha à sa contemplation. Dorothea referma l’ouvrage promptement, avec la mine d’une gamine prise en faute. Face à elle, la femme semblait littéralement bouillir de rage. La Canadienne ne chercha pas même à l’interroger sur ses liens avec le carnet. Il était évident qu’elle en était la propriétaire au vu de son attitude, couplée à ses paroles.

Dorothea le lui tendit des deux mains.

— Pardon, je l’ai trouvé par terre… Et je cherchais le nom de son propriétaire ou une adresse pour pouvoir le rendre.

En observant de plus près la jeune femme, la Canadienne laissa échapper :

— Vous ressemblez à un personnage que je connais. Vous êtes cosplayeuse ?

Son interlocutrice montra les crocs. Si elle avait été félin, elle aurait fêlé, dos hérissé, griffes sorties. Face à ses attaques, Dorothea ne pouvait que rester muette. Elle avait raison : elle n’aurait pas dû ouvrir un bien qui n’était pas le sien. Son exploration aurait dû se contenter d’aviser un nom inscrit sur la couverture. Feuilleter l’ouvrage avait été inapproprié.

Quelque chose (un bref relent d’instinct) intima à la Canadienne qu’il était inutile de proférer des excuses. La fureur de la femme en face d’elle était telle qu’elle imposait un mur entre eux, la rendant sourde à de tels propos.

Elle aurait pu la laisser partir. Après tout, les effarouchées faisaient partie de la nature humaine. Les religions avaient beau clamer l’inverse, il était impossible d’être en paix avec tout le monde. Mais demeurer sur un tel quiproquo déplaisait à Dorothea.

Sans réfléchir, elle emboîta le pas à l’inconnue. Se refusant à la saisir par le bras, craignant par ce contact d’aviver une fureur qui se muerait en tornade, Dorothea allongea le pas. Elle qui avait toujours rêvée de sécher les cours d’éducation physique à l’école puisait dans ses maigres ressources pour rattraper l’inconnue.

— At-tends je voulais pas… t’insulter. Dans mon pays, c’est très bien vu le cosplay !

La Comiccon se tenant chaque année, sans compter les conventions plus modestes, en étaient la preuve. Le souffle court, elle tentait d’argumenter tout en se préparant à recevoir un coup de poing à tout moment.

— J’ai rien lu dans ton journal. Enfin juste un truc. Même pas ton nom ou de gros secrets. J’ai pas de journal intime sinon je te l’aurais montré et on aurait été quitte. ... On t'a déjà dit que tu étais douée pour le marathon ?

Elle ne pouvait le nier : elle avait provoqué elle-même cette situation par sa curiosité déplacée. La fureur émanant de son interlocutrice était telle que Dorothea crut voir, un bref instant, une lame briller dans son poing fermé. Mais ce n’était que son imagination galopante qui faisait des siennes. Pour autant, la Canadienne leva lentement les mains, geste instinctif pour signifier qu’elle n’était pas armée.

— Le mieux, ce serait que je te le dise loin de la foule, non ? Il y a toujours des oreilles qui traînent dans les environs.

Hors de question de créer un conflit au sein de Caer. Elle ne tenait pas à raviver des blessures fraîches au sein de la population, ou créer une vague de panique qui foncerait sur elle. Elle venait à peine de retrouver un semblant de vie paisible. Ce n’était guère le moment pour tout réduire à néant.

— On qu’à trouver un coin plus discret. Un café si tu veux. Je te paie la consommation. Je te dois bien ça pour le dérangement.

Sa tante lui avait toujours conseillé d’offrir nourriture et boisson à son belligérant pour apaiser les tensions. Un estomac plein agissait toujours sur le mental.