Cesca. Où es-tu ?

En Sicile, avec mes soeurs. Mon aînée dort sur la plage de galets, et ma cadette mange des graines de tournesols.

Que vois-tu ?

Je vois la mer d'un côté, et les maisons qui s'entassent sur la colline au loin de l'autre. Je vois le sourire béat d'une adolescente qui fait de beaux rêves, et j'entends les bruits de coquilles qui craquent sous les dents d'une enfant gourmande.

Que fais-tu ?

Je cherche des coquillages près de l'eau. Je n'ai pas d'inspiration pour terminer ma rédaction d'anglais, ou peut-être juste pas de motivation. Mamma préférait qu'on profite du soleil et qu'on aille jouer dehors, cet après-midi. C'était une bonne idée. C'est dommage que Papà ne soit pas là. Ça va faire deux mois qu'il est parti acheter des cigarettes pour lui, et des bonbons pour nous. Je préfère les bonbons aux graines de tournesol.


Cesca ? Ccccesca ! Réveille-toi. Pourquoi tu dors ?

Parce que ma mère s'est engueulée avec son nouveau mec toute la nuit. J'irai pas au lycée ce matin. Peut-être cet après-midi. J'ai pas envie de sortir du lit.

Qu'entends-tu ?

Le silence d'une maison laissée vide. Les adultes sont partis travailler, et ma petite sœur est en internat dans son école secondaire. Ça coûte cher, mais c'est mieux pour elle. J'ai déjà mis une centaine d'euros de côté pour aller à l'université.

Comment fais-tu ?

J'aide les voisins à réarranger leurs jardins. Quand ils font des travaux, aussi. Ils me donnent des petits billets, pour m'acheter quelque chose pour me faire plaisir. Je préfère me priver maintenant, pour mieux profiter de l'avenir. Tu penses que je pourrais avoir une bourse d'études ?

Probablement.


« Francesca Palazzi ». Est-ce que ça te plaît ?

Je m'habituerai. Abandonner le nom de mon père disparu pour adopter celui de l'homme que j'aime, ce n'est pas si mal. Il est gentil, et patient. Je garderai ce nom, jusqu'à ce que la mort nous sépare.

Que fais-tu ?

Je travaille sur mon mémoire d'architecture. J'ai encore un an et demi pour le finir, mais j'aime mon sujet. Alors je peaufine mon brouillon, et je prépare ma bibliographie. J'aimerais me renseigner sur-

Sur ?

Francesca ?

Francesca. Tu es tombée. Réveille-toi. Où es-tu ?

Je ne sais pas. Tout a changé. Où est passée Rome ? Tout s'est brisé, et tous ces morts... Je ne reconnais plus rien. Les bâtiments sont mélangés comme les cadavres. Je connais mon quartier par cœur, mais ça ne me servira plus à rien. Je me suis tordue la cheville, et je crois que mon épaule est déboîtée. Je passe trois jours à chercher Iacoppo, avant d'abandonner. Ca ne servira à rien.

Que faire ?

Je rejoins une expédition vers la sortie. Je suis un peu plus lente que les autres, mais j'ai réussi à cartographier mon trajet jusque là en gravant un morceau de carton avec un éclat de verre. Ils me font confiance pour dessiner une carte afin d'aider à guider les prochains groupes, et c'est ainsi que j'obtiens un sac avec quelques vivres, du papier, et un crayon.

Et après ?

J'ai mis au propre ma première carte – elle pourrait me servir un jour, si quelqu'un décide d'explorer à nouveau ces décombres macabres. J'ai fait des copies de ma seconde carte, qui ont permis à d'autres de ramener plus de gens. On devrait s'en sortir.


Francesca de Caer Hrid. Tu aimes ?

Est-ce qu'il reste encore quelque chose à aimer ? Nous sommes dans un nouveau monde, alors j'ai naturellement choisi ceux qui veulent se l'approprier. J'obtiendrai plus facilement les outils qu'il me faut pour découvrir, explorer, et tout documenter.

Pourquoi ?

Parce que je ne deviendrai jamais architecte : alors autant mettre à profit ce que je sais faire. C'est ce qui m'a rendue utile dès le début. Maintenant que je comprends un peu les limites de mon sac magique, je pourrai faire de grandes choses.

Alors c'est ça que tu veux ? Explorer, tracer des schémas, faire des calculs ? C'est à ça qu'a mené toute ta vie ? C'est ce qui fait ton bonheur ?

C'est la première étape. Accumuler les connaissances, puis les rendre aux autres quand j'aurai assez d'argent pour investir dans un bâtiment pour y accueillir les curieux.

Et après ?

Quand les curieux viendront à moi d'eux-mêmes, tout s'enchaînera de manière logique. Et là, peut-être, seulement, retrouverai-je enfin un semblant de bonheur. Un bonheur mérité, que tous les morts que j'ai laissé derrière moi me pardonneront. D'ici là, je n'ai pas le droit de me reposer.

Tu devrais retourner voir Hélène.

C'est déjà prévu.