— silent gods

C'est un rayon de soleil timide qui perce à travers le vitrail de l'église. La journée est douce, comme toutes celles qui l'ont précédée et sans doute toutes celles qui la suivront. Loin de la frénésie de Caer Callabus et de ses habitants, les Sylvestres sont tranquilles. Les jours s'enchainent et se ressemblent, à peine ponctués par les derniers cris des animaux de son abattoir. Ce n'est pas quelque chose qui perturbe Gégé. Lui aime savoir que son quotidien est parfaitement bien réglé, minuté, absent de toute surprise et surtout de tout potentiel tracas en plus. La meute, l'odeur du pétrichor, la caresse du soleil suffisent à le contenter.
Du moins c'est ce qu'il aimerait croire. Car au fond de lui, il y a toujours cette chose invisible, tenue et pourtant si bien ancrée dans un coin de ses pensées qui ne cesse jamais de le démanger. Quelque chose l'appelle dans un langage qu'il ne reconnait pas, qu'à vraiment dire il ne cherche pas à comprendre. Ça l'agace. Lui qui n'aspire plus qu'à qu'une vie paisible, vide de toutes tentations ne sait comment se défaire de ce mauvais sentiment qu'une crasse qui ne dépend pas de lui l'attend au tournant.

Assis sur un des bancs de l'église, il a fermé les paupières, se laissant baigner dans cette lumière douillette. Les chiens sont restés à la maison, probablement en train de pioncer eux aussi pour peu qu'ils ne soient pas en train de gambader dans son jardin. Est-il en train de songer, de méditer ou de dormir ? Un peu des trois à la fois. Pourtant, lorsque le son d'une paire de bottes vient interrompre le silence presque solennel qui règne dans les lieux, Gégé a aussitôt rouvert les yeux. Il se retourne et observe l'homme âgé à l'entrée.

▬ Tiens bonjour Eirik. Je ne te pensais pas être un homme de foi.

La voix du fermier est calme, comme d'habitude. Un peu plus froide peut-être, un peu cassante, comme s'il était légèrement agacé de devoir partager cet endroit de recueil avec un homme dont le métier est après tout de tuer. Ça ne tient bien qu'à cela, le fait d'être un soldat, non ?

▬ Quel Dieu pries-tu Eirik ? Demande-t-il en l'invitant d'un geste de la main à s'asseoir.

— silent gods

Quand il regarde le nordique avec sa grosse balafre sur le visage, Gégé se demande toujours s’il doit craindre ou admirer ce géant. Gégé n’est pas petit, pas plus frêle, pas moins musclé que la plupart de ses camarades caeriens. Au contraire, cette deuxième vie d’exil dans les Sylvestres, à manipuler les bêtes au lieu des claviers l’a rendu un peu plus trapu, définitivement plus robuste qu’auparavant. Contre un autre, Gégé pourrait se défendre, Gégé n’aurait pas à avoir peur. Mais face à Eirik et à sa réputation de prodige de l’armée, il ne peut s’empêcher de se souvenir que ce dernier, s’il le voulait, pourrait lui ôter la vie avec une aisance déconcertante, comme le couperet des machines de l’abattoir quand il s’abat sur le coup des animaux. Crac. Une mort propre et nette. Il faudrait être foncièrement niais pour ne pas pressentir l’envie de trembler devant Eirik. Oh bien sûr, le soldat n’a absolument aucune raison d’être agressif et probablement aucune envie aussi. De ses observations, Gégé a conclu que c’était même un gars raisonnable, très sensible sous sa coquille sèche et solide de militaire. Mais ça ne l’empêche pas de sentir les poils de sa nuque se hérisser quand il s’assoit derrière lui et que même le bois du banc craque sous son imposante carrure. Son regard ne quitte pas le quarantenaire.

▬ Magni et Tuito ? Ce sont les fils de Thor non ? - S’interroge-t-il avant de passer une main sur son menton, songeur. Ce panthéon semble effectivement éteint depuis si longtemps.

En quoi est-ce que Gégé croit ? Dieu ? Ah ! Il a cru au Père Noël plus longtemps que le Notre Père qui est aux cieux !
Non Gégé est un homme de sciences, un pragmatique. Gégé croit à la terre, au bruit de l’eau, aux étoiles qui filent, au silence des forêts, au regard aimant de ses chiens, aux rêves qui viennent l’étreindre la nuit. Gégé croit en tout sauf peut-être aux hommes. Gégé est un éternel romantique, les yeux toujours fixés vers un au-delà, un horizon inaccessible, ce quelque chose de plus haut que lui quand bien même il regarde son interlocuteur avec ce petit air absent qui signifie que Gégé est ici et ailleurs.

▬ Je crois que je suis pareil. Cela fait fort longtemps que je n’ai pas prié. Depuis son enfance à vrai dire. Aux messes de Noël et de Pâques avec sa famille, il faisait semblant. Mais j’aime venir ici. C'est un endroit paisible. Et assez solennel pour l’empêcher de se griller une clope. Cela me rappelle bien des souvenirs. Des bons comme des mauvais. Il se tourne vers Eirik et pose ses mains sur le dossier du banc. Enfin je suis déçu, moins qui avais l’espoir que tu aies enfin abandonné les armes pour te reconvertir dans la religion. Tu ferais un sacré prêtre.

Nul doute que si Eirik officiait, peu importe la religion, Gégé songerait à se reconvertir. Il n’a, après tout, jamais été un chrétien très assidu.

▬  Tu sèches l’entraînement ? Demande-t-il innocemment.

— silent gods

Même quand il rit, la voix d'Eirik est éraflée. Le soldat a la voix dure, grave mais il y demeure de la chaleur, de l'humain dans ses manières sous sa carapace de sa gros dur. Il suffit juste de savoir observer. Gégé sourit, content de voir que sa remarque a fait mouche.

▬ Oh je ne sais pas. Probablement un culte à la gloire de notre bon roi Alexander avec Isadora en vierge Marie ou en déesse de la victoire. Il pointe du doigt l'autel central recouvert de lierre et de poussière : On pourrait mettre une grande statue à l'effigie de notre générale ici avec un Tatsuya agenouillé devant elle en signe de repentance. Il plaisante mais ses paroles ont un arrière-goût d'amertume qui trahit tout le mal qu'il pense de la politique de la couronne et de l'omniprésence de son armée.

Enfin bref, ils ne sont pas là pour se fâcher. Gégé repose son regard bleu sur le quadragénaire et continue avec un haussement d'épaules :

▬ Tu peux bien faire ce que tu veux Eirik, tant que tu ne t'en prends pas aux arbres qui ne t'ont rien demandé cela m'est égal. Mais je suis étonné de ne pas te voir en train d'agiter ton épée dans le vide comme d'habitude. Il en profite pour glisser avec plus ou moins de subtilité la question qui le taraude depuis un moment à son sujet : D'ailleurs puis-je te demander pourquoi tu t'entraines avec autant d'assiduité ? On dit que tu es le meilleur soldat de Caer et nous sommes en temps de paix. Est-ce qu'il y a encore quelqu'un que tu souhaites surpasser ou cherches-tu juste à rendre hommage aux dieux de la guerre ?

C'est qu'Eirik tient plus du vétéran que du fougueux guerrier en quêtes d'aventures et de princesse. Pour qui se bat-il encore au juste ? Sa patrie ? La gloire ? L'argent ? Tout ceci semble bien ennuyeux.

— silent gods

▬ Un gardien de la forêt plutôt qu'un curé prêchant la bonne parole d'Alexander donc. Souffle doucement Gégé. Il ne peut s'empêcher de penser que si Eirik était le garde-champêtre des Sylvestres, pas un seul touriste n'oserait jamais laisser trainer ses ordures sur le sol et ce ne serait pas plus mal.
Il n'est ceci dit pas étonné par cette révélation. Même dans sa campagne, tout le monde sait qu'il vaut mieux éviter de chercher des noises à la soeur du roi au risque de se frotter à son caractère réputé détonnant. Il a lu dans les journaux qu'elle avait même fait un court séjour en prison après ce mystérieux incendie chez Rodriguo. Ce ne sont pas les déboires qui ont l'air de manquer à la capitale.

Et en parlant de problèmes, la réponse d'Eirik le laisse perplexe. Le fermier semble réfléchir. Peut-être est-il trop naïf ou trop stupide pour saisir toutes les subtilités des politiciens mais il a du mal à mettre le doigt sur de quelconques problèmes internes. Dans le silence de ses bois, il n'y a aucune menace qui plane dans les airs. Tout est tranquille par chez lui. Peut-être que le feuillage des arbres étouffe le spectre de la guerre. Il n'est ainsi pas convaincu :

▬ Je ne sais pas. Tu pourrais très bien tout simplement voyager à la recherche de nouveaux paysages ou te poser dans un coin tranquille et fonder une famille. Mais j'imagine que ce n'est pas ce genre de vie que tu souhaites. C'est un noble sentiment que de vouloir veiller sur tes compatriotes. Car Gégé espère simplement que ce sont les hommes et les femmes de Caer qu'Eirik souhaite préserver, pas ce concept abstrait de gouvernement, ce personnage grotesque du monarque de Caer. En soit, ta mission n'est pas si différente de celle d'un prêtre qui veille sur ses troupeaux de croyants. Un berger illuminé d'une foi farouche qui lutte contre les loups invisibles de la tentation. Il serait facile d'arguer que ces loups-là ne sont que fiction mais bon, s'il pense bien faire, Gégé n'a rien à y redire. Il s'interroge tout simplement : Pardonne mon ignorance, mais je me demande contre qui et quoi nous avons besoin de protection. Les récoltes sont bonnes et les animaux en bonne santé. Nous ne manquons de rien ici et nos voisins sont en paix. Contre quel conflit se prépare donc l'armée ?

Il remarque qu'Eirik lui parle encore de manière assez soutenue. Allons, entre hommes de peu de choses, ils peuvent bien abandonner la distance prétentieuse que leur impose les manières redondantes de la ville.

▬ Et je t'en prie appelle moi Gégé.

— silent gods

Les yeux bleus de Gégé ne quittent plus le visage d'Eirik. Il observe, cherche à déceler la faille, la petite craquelure sur ce monstre de muscles et de calme. Lui qui pourtant met un trait d'honneur à se tenir à distance, à ne jamais trop s'approcher de ses compères humains, se surprend à être bien curieux d'un coup. C'est que si ce n'est pas sa première conversation avec la guerrier, c'est la première fois que se présente à lui une occasion de le connaitre. Réellement le connaître. L'homme sous l'armure. Pour un fermier simple comme Gégé, Eirik est réellement un mystère duquel il ne sait quoi réellement penser.
Dans les mots du combattant, Gégé devine ce soupçon de tendresse qu'il guette depuis le début de leur conversation. Oui Eirik doit en avoir de la famille ou du moins un cercle proche à protéger. Il n'y a que pour cette raison qu'il semble si ardemment se préparer à cette guerre qui n'a en vérité aucun raison d'être. C'est louable. Ou bien il ment. Mais il n'en a pas le profil. Gégé veut croire que les gens sont naturellement bons par défaut. Il veut croire aux bonnes intentions d'Eirik.

Mais comme tout, c'est donnant-donnant. C'est à son interlocuteur de l'interroger après avoir consenti à abandonner le vouvoiement. Il ne le manifeste pas spécialement, mais l'américain est quand même content d'entendre son surnom dans la bouche du guerrier. Le tutoiement lui colle à la peau, lui qui ne s'embarrasse jamais de faux semblants. Il est si entier dans sa toute candide simplicité. Prévisible et toutefois si secret.

▬ Ma vie est à l'image des Sylvestres. Tranquille, recluse. Et trop profondément enracinée en même temps. Avec le travail et les chiens je n'ai guère le temps de voyager. Enfin il baisse la tête, comme soudainement pudique en préparation à ce qu'il va lui révéler : Je n'ai plus de famille hormis les chiens depuis la Chute... Enfin je crois... Si j'en avais peut-être que je ne serais pas si sévère à ton égard et à celle de l'armée. C'est vrai, pour qui est-ce que Gégé pourrait-il bien sacrifier sa vie ? Sa meute ? Les arbres ? Son travail de boucher ? C'est un peu triste à avouer. Je crois que je pourrais même te demander de m'entrainer.

Et l'idée lui arrache subitement un petit ricanement. Plus ridicule encore qu'un Eirik prêtre, il y a le Gégé soldat. Ses mains ne sont pas faites pour tuer, à peine pour saigner les cous tendres de son bétail.

▬ Je serais sans doute le pire troupier de tout le royaume ! Tu imagines ?

Même les poissons qu'il pêche, il les relâche...