Mars avait affreusement mal aux pieds. Ce n'était pas tant à cause de la marche qu'il avait du faire depuis le désert que son sac qui lui plombait les épaules, lui écrasait un peu plus le corps. Mais il ne se plaignait pas. Jamais. Il était bientôt arrivé, et n'espérait sincèrement pas une douche et de bons draps dans lesquels dormir ce soir. Non, au lieu de ça, il songeait à ces documents qu'on lui avait promis, ces mots susurrés au coin de l'oreille lors d'une simple tournée au désert, poignet glissant contre sa peau, lèvres près de son tympan. Un prix avait été donné, et il ne savait définitivement pas qui avait prévenu cet homme de son intérêt pour les cristaux, pour l'histoire des lieux, mais s'il possédait comme il le prétendait des documents historiques d'Althéa, il ne pouvait laisser cette occasion passer ainsi. Aussi ne prêtait-il que peu attention au ciel étoilé au dessus de son visage, ainsi qu'à la fatigue qui lui martelait le crâne. Il avait pris assez de pauses depuis son départ, il n'avait pas besoin d'en avoir une nouvelle.

En arrivant à L'Entre-guerre, Mars souffla presque de soulagement, son visage se relevant pour observer les environs. Ce n'était pas la première fois qu'il venait ici, et pourtant il ne pouvait affirmer connaître les lieux parfaitement. S'il était ici, c'était pour acheter quelques babioles introuvables au désert, petit ajout supplémentaire à la commande de son client, qui souhaitait en réalité une plante assez rare de la vallée. Grand bien lui fasse, il allait trouver le marchand qui lui fournirait la chose et il ferait demi-tour sur-le-champ. Il n'avait pas envie de s'attarder dans les environs, ayant d'autres chats à fouetter, autant qu'il ne souhaitait pas apprendre ce que ferait la plante, exactement. Il ne pensait sincèrement pas qu'on le paierait si chère pour une fleur ridicule. En tout cas, il avait songé pouvoir partir assez vite des lieux, avant d'arriver au bazar où il était censé retrouver ledit marchand.

Ses yeux se perdaient entre les étalages, alors qu'il sentait au fil de sa marche des corps se presser contre lui, dans un rythme inconstant. Il avait l'impression d'avoir pris part à une grande valse où tout le monde était convié, et, si cela ne le choqua pas de prime abord, ce ne fut qu'en s'enfonçant dans ses songes qu'il se rendit compte que quelque chose clochait. Que cette voix qui résonnait en son crâne n'était pas la sienne. Chien. Promener. Clarisse. Rouge. Des paroles sans queue ni tête, bientôt rejointes par d'autres voix, surplombant la sienne qui avait dû s'infiltrer dans le crâne des personnes alentours sans même qu'il ne s'en rende compte. Avaient-elles compris pourquoi il était là? Quels mots avaient-elles bien pu entendre? Ces questions s'envolèrent aussi vite que le tsunami de songes engloutit les siens. Il sentait ses oreilles bourdonner, le regard se perdant sur quelques échoppes, les sourires des marchands n'aidant en rien sa condition. Il essaya d'avancer malgré tout, de chercher un endroit où s'enfuir, où se retrouver seul, sans personne aux alentours. Il aurait dû dormir plus. Peut-être n'aurait-il pas fini dans un état aussi lamentable. En sentant le sang couler jusque ses lèvres, il ramena sa main devant sa bouche, dissimulant un peu plus son visage sous sa capuche, laissant ses yeux divaguer sur le sol piétiné, se perdant, ne retrouvant plus son chemin, ne réfléchissant plus. Il finit par trébucher et s'étaler entre deux stands, son visage se dévoilant enfin, ses yeux se redressant vers le ciel, la respiration courte. Il avait l'impression de revivre ce cauchemar, la première fois que son don s'était enclenché. Il n'était plus Mars, il était tous ceux autour de lui réunis. Et ses yeux s'embuèrent, désorienté. Il se sentait si mal que même enfouir son visage contre son coude lui sembla être un effort insurmontable. Il n'allait pas pleurer. Il était plus fort que ça, après tout. Mais pas assez pour se redresser, alors que les mots se mélangeant dans son crâne, que le goût de fer lui collait au palais, qu'il perdait littéralement la tête. Il n'existait plus.

Il n’était pas rare que les talons d’Orion ne foulent le sol de l’entre-guerre - pas assez pour qu’il soit réellement familier avec les lieux, mais assez pour que le visage de certains marchands lui dise quelque chose et inversement. Alors de temps en temps il levait le bras pour faire un grand sourire et on lui rendait son geste. Salutations cordiales et chaleureuses, simples et brèves et qui lui réchauffaient le cœur bien plus que ses propres flammes.
Orion n’aimait pas n’importe quelle foule, pas toutes, mais il aimait celle là. Celle-là où les tant de jambes fraîchement guéries gambadaient, flânaient entre les étals parce que tout allait mieux, parce que les maux s’envolaient par l’entrée des tentes, chassés par les mains expertes des soigneurs ; celle-là même où les odeurs se mélangeaient parfois assez pour que le nez se fronce - mais même sans trouver cela agréable, Orion n’était pas dérangé. Les plantes séchées accrochées à hauteurs différentes aux toiles colorées de tonnelles dégageaient une odeur parfois terreuse, parfois fleurie, parfois de pétrichor. Elle se mélangeait à celle, multicolore, des épices et celle plus âcre des corps pressés et compressés.
Orion se sentait totalement seul avec lui-même dans ce cortège. Vous savez ce qu’on dit.

Lui-même s’était rendu à l’Entre-Guerre pour une blessure. Trois fois rien ! Il s’était entaillé le bras en traversant un buisson qui s’était avéré être rempli de ronces plutôt coriaces, et une (large) épine s’était logée sous sa peau. Il avait préféré la faire faire enlever par un-e profesionnel-le puisqu'il était dans le coin. Et puis, ça lui donnait une raison de faire un tour au bazar.
Ainsi était-il, en t-shirt malgré la température (c’était préférable pour quelques jours, lui avait-on dit, de ne pas presser la peau sensible), à saluer les commerçants, son sac rempli de gaze de rechange au cas où ça arriverait à nouveau.
Il acheta une brioche et la grignota en continuant de sillonner les flots. Il en était à la moitié quand il repéra un visage encapuchonné qui le fit sourire de plus belle. Il avait trouvé Mars.

Mars, c’était un drôle de garçon qu’Orion ne cessait de croiser pour une raison que tous les deux ignoraient puisqu’il n’y en avait pas : la fortuité faisait bien les choses. Du moins, pour Orion.
Parce qu’Orion savait - et Orion en jouait - naturellement creuser cette ride d’agacement entre ces deux sourcils sombres et provoquer ces soupirs excédés en seulement quelques mots. Ca n’allait jamais loin, cependant. Orion n’était pas un enfant. Loin de lui l’idée de l’énerver pour de vrai - mais il n’y avait aucun mal à les asticoter un peu, Mars et sa mine renfrognée.
C’est ce qu’il avait prévu de faire, évidemment, en l’appelant d’un « Mars ! » le bras levé, trop loin pour distinguer la coulée pourpre qui mouillait ses lèvres - jusqu’à ce qu’il disparaisse d’un coup. Orion aurait été surpris et se serait persuadé d’avoir rêvé s’il ne l’avait pas vu tomber. Il jura doucement.

Son pas se pressa et il joua des épaules, écopant quelques grognements indignés par l’occasion, et gagna l’endroit où il avait vu Mars pour la dernière fois. Il le trouva en tournant la tête. Entre deux toiles, en silence et sans se faire remarquer, Mars était tombé le dos au sol, une traînée rouge sur le visage, les yeux reflétant un peu trop les étoiles qui les surplombaient - et Orion ne réagit par tout de suite car -
Dans un premier temps, il inspira brièvement, bruyamment avant que son souffle ne se coupe, parce que pendant un instant il ne vit plus Mars. La petite silhouette allongée de son frère, son petit frère sur le parquet vernis, avec ses larmes refoulées et ses faibles reniflements, quatre nouveaux petits ronds sur le haut du bras qui s’ajoutaient à leurs deux collections, l’odeur de la chair brûlée et du tabac chaud puis froid qui en formaient une autre, solide, compacte qui appuyait sur son estomac et qui lui donnait envie de vomir mais il savait, il savait ne plus y penser et simplement se précipiter et -
Et quand il revint à lui, ce n’était pas auprès de son frère qu’il s’était agenouillé mais auprès de Mars, Mars et ses roulement des yeux, Mars et ses claquements de langue qui maintenant semblait - absent. Et si pâle.
Il retrancha le souvenir dans un coin de sa tête et l’y laissa mourir. Il y avait beaucoup plus important.

« Hey. » Il n’avait aucune idée de s’il avait parlé doucement ou s’il s’était exclamé. Il glissa ses doigts sur les côtés de sa tête sans la bouger, entre ses cheveux et sa capuche pour s’assurer qu’il ne s’était pas blessé en chutant. « Mars, hey, tu m’entends ? »

L’inquiétude coulait de sa voix comme de l’eau. Mars n’avait pas l’air inconscient, il le voyait respirer mais - est-ce que c’était un malaise ?

« Est-ce que je dois appeler du secours ? » Secours qu’il avait prévu d’appeler prévu cinq secondes plus tard si aucune réponse ne lui parvenait.

Mars n'avait pas entendu la voix lointaine d'Orion, ni même vu son bras se lever. Le flou des gens qui défilent sous ses yeux, la tête qui tombe contre la terre sèche. Honnêtement, il aurait pu mettre un panneau fluorescent sous ses yeux qu'il ne l'aurait probablement pas vu non plus. Il a les oreilles qui bourdonnent, le sang qui glisse sur ses joues maintenant. Honnêtement, si on avait déjà vu quelqu'un faire une crise de panique, les réactions pourraient être similaires, mais plus fortes. Il finit par enlever son bras de son visage, passant la langue sur ses lèvres, goûtant à nouveau le métal sur ses papilles, le ramenant légèrement à la raison. Et finalement, quand deux mains trouvèrent leur passage jusqu'à sa peau, il releva le regard vers Orion, croisant ses prunelles, les siennes plus vides que d'habitude, moins blasées par une quelconque remarque que le plus âgé aurait pu glisser. Il aurait pu ressentir un certain agacement à ce que soit lui qui le trouve en premier et qui l'aide, il aurait pu le repousser pour avoir osé poser ses mains sur lui sans le prévenir, mais il n'en avait pas la force. Et cette chaleur présente au bout de ses doigts contrastait avec le froid constant de sa peau. Aussi cela lui permit-il de ne pas devenir cinglé aussi rapidement que d'habitude. Il glissa ses yeux sur le corps d'Orion avant de souffler en grognant quand une voix sembla plus forte que les autres. Est-ce parce qu'il est juste à côté de lui, qu'il entend ses maux? Qu'il sent presque sa détresse comme si elle était sienne? Il entend vaguement sa voix, et il sait que ce ne sont pas des pensées parce qu'il s'agit de phrases complètes. "Non." Il ne voulait pas des secours. Il n'avait pas envie de remettre son incapacité à gérer ce stupide don sur le dos des autres. Encore.

Mais sa tête tournait, et il avait sincèrement besoin de s'éloigner de toute population. Alors il essaya de se redresser, la capuche glissant sur ses épaules, dévoilant son visage, sa cicatrice à moitié camouflée d'une couleur carmin, jusqu'à son menton et ses vêtements. Le flot de pensées semblait bourdonner de plus en plus fort et il se tint le crâne en respirant par la bouche, incapable de penser autre chose que "pitié, que ça s'arrête", alors qu'il était incapable de s'entendre. Mais peut-être qu'Orion l'avait capté, lui. Il se releva en chancelant et son regard se perdit sur le paysage. "Fais moi sortir. S'il te plaît." Et y a probablement une intonation un peu trop suppliante dans son timbre qu'il n'entend même pas, parce que les voix s'éteignent doucement. Parce qu'il revient peu à peu à la raison. Mais son mal de crâne est affreux, presque autant que son visage et le haut de son vêtement. Le goût du sang sur sa langue n'est bientôt plus aussi agréable que ce qu'il pensait d'abord, et le contrecoup lui fait poser la tête contre l'épaule d'Orion, le corps plus faible. Heureusement qu'il a de quoi calmer ses maux de crâne, qu'il va pouvoir s'allonger loin de tout être vivant. Et le silence est si agréable que, lorsqu'il pu enfin s'étaler à même le sol, il cru qu'il allait s'endormir sur le coup et resta ainsi allongé dans le silence pendant plusieurs longues minutes murmurant un "ça va" à Orion, espérant sincèrement qu'il ne changerait pas d'avis et n’appellerait personne à la rescousse. Il fouilla dans son sac pour en sortir une gourde ainsi que quelques médicaments qu'il avala d'un coup, après s'être redressé adroitement. Il se sentait presque renaître en reprenant possession de son propre crâne, de ses propres réflexions. Il trempa ses mains avant de les passer sur son visage, sous son nez pour essuyer le sang. "Donne moi tes mains." S'il semblait ne plus être sur le point de tomber dans les pommes à tout instant, il restait pâle et moins consistant que d'habitude. Il fit couler un peau d'eau sur la peau d'Orion pour qu'il puisse enlever le sang qu'il avait récupéré en voulant observer son visage. Il retomba sur le dos en soufflant. Et maintenant qu'il recommençait à réfléchir, il songeait sincèrement qu'il avait été à deux doigts de perdre conscience. Si seulement Orion n'avait pas été là, on l'aurait retrouvé étalé entre deux stands plusieurs minutes plus tard. Pourtant, cette stupide fierté et ce souvenir de n'avoir jamais été très sympathique avec lui l'empêchaient de le remercier sincèrement. Il glissa une main dans ses cheveux à moitié défaits avant de tourner le visage vers lui, analysant ses traits, essayant de comprendre comment il devait agir, maintenant. "Comment t'as su que j'étais là?"

Lorsque le regard de Mars trouva le sien et qu’ils syllabe rauque s’éleva de sa gorge, Orion échappa un bref soupir comme ses épaules, qu’il n’avait pas senties se tendre, s’affaissaient. Il était encore conscient et un minimum lucide - pour l’instant. Alors Orion acquiesça. Les secours, c’était lui.
Dès qu’il fit mine de se redresser, le bras d’Orion trouva sa place dans son dos, entre ses omoplates. Un éclat rubescent, des cheveux sombres qui suivent le mouvement alors que sa main (dont l’on devinait la peau fraîche comme celle de son visage pâle) trouva sa place sur son crâne. Des maux de tête, peut-être le tournis, Orion ne savait pas vraiment ce qu’il se passait pour l’instant, à part peut-être - peut-être cette sensation (une pensée ?) profonde et inconnue, soudaine, qui s’imprima dans sa tête. Un souhait qui n’était pas le sien. Que ça s’arrête. Une supplication.
Il ne chercha pas vraiment à comprendre pour l’instant, parce que Mars s’était relevé et il en fit de même immédiatement. Il le laissa faire, prêt à le rattraper au besoin, mais il n’en eut pas besoin. Lorsqu’il le vit chanceler cependant, son bras reprit sa place initiale et alla l'entourer. Contre lui, il avait l’impression que Mars ne dégageait aucune chaleur. Cette voix, il ne la reconnaissait pas, alors sa main se resserra un peu contre son épaule.

« Okay. Un pas après l’autre. C'est bien. »

Leur marche fut à la fois pressée et lente - L’Oublié était plus lourd que lui mais ils faisaient à peu près la même taille, c’était largement faisable. Cependant, quand Mars laissa tomber sa tête contre lui, ses sourcils se haussèrent d’une brève surprise. Non pas qu’il en était dérangé, c’était simplement... nouveau de sa part. Il ne s’en formalisa pas plus que cela. La situation était largement inhabituelle après tout. Il le laissa s’appuyer à sa guise tout le long de leur traversée.
Une traversée vers le vide, loin des étals et de la foule, loin des odeurs et de la clameur incessante. Après quelques longues minutes, ils se retrouvèrent aux abords de la plaine environnante, où les lanternes n’éclairaient presque plus les étendues de la Vallée. Il n’y avait plus que la lumière douce des constellations au dessus de leurs têtes et un calme olympien - quand Mars se détacha de lui pour s’allonger à même le sol, dans l’herbe fraîche mais heureusement sèche, Orion pris place près de lui, en tailleur, et surveilla la suite. Et si Mars s’endormait, eh bien tant pis, il attendrait son réveil. Tant qu’il respirait, Orion n’y voyait pas d’inconvénient.
Pourtant, un « ça va » s’éleva au bout d’un long silence, et alors Orion sut qu’il pouvait laisser de côté son inquiétude urgente pour laisser place à une autre, plus diffuse, moins présente. Mars semblait avoir repris ses esprits - il fouillait même dans son sac, s’était redressé facilement, avala des cachets - et l’Astre le regardait en silence. Pour l’Oublié, c’était peut-être inhabituel, et puis Orion ne souriait pas. Il le regardait, l’observait, soulevait quelques hypothèses. Restait dans ses yeux améthyste une trace de souci dont il le cachait rien.
Il laissa l’eau couler entre ses doigts, les frotta légèrement - ce n’était pas comme s’ils pouvaient faire quelque chose pour la trace de sang séché qui trônait en évidence sur son t-shirt blanc au niveau de son épaule, preuve-témoin subsistante de l’état passé de l’Oublié. « Merci. »
Il agita ses mains dans la nuit pour se débarrasser de l’humidité et, à la question de Mars, haussa une épaule.

« C’est un hasard. Je t’ai vu marcher plus loin, donc naturellement j’ai voulu venir te dire bonjour. » Un sourire en coin annonça qu’il avait eu pour but de l’embêter, comme d’habitude. « Contrairement à ce que tu pourrais penser, je te suis pas à la trace. » Sourire qui se dissipa. « Et je t’ai appelé, mais ensuite je t’ai vu tomber. Alors je suis venu, et je t’ai trouvé comme ça. J’allais pas te laisser là. »

Ce fut à son tour d’ouvrir son sac - qui ressemblait plus à une sacoche accrochée à sa hanche - et en sortit deux barres de céréales au caramel emballées dans du papier aluminium. Il en lança une dans la direction de Mars, se retenant de faire une blague signée Orion.

« Tiens, c’est fait maison. J’espère que t’aime le caramel. » Nouveau sourire, sincère cette fois.

Lui-même se trouva à lâcher un long soupir. Le contrecoup du pic d’alarme suivi d’un autre plus bref, d’adrénaline cette fois, le tourmentait un peu lui aussi, il était toujours tendu mais le cœur calmé. Une fois la barre de céréale dépiautée, dans un nouveau souffle, il allongea une jambe et se laissa tomber sur un coude sans cesser de le regarder.
L’heure n’était pas encore aux boutades. Mars allait mieux, mais il était pâle. Quelques trente minutes plus tôt, il était à moitié dans ses bras, puis appuyé contre lui. Et puis surtout, cette espèce de crise. Il avait ses doutes, mais...

« Tu m’as inquiété. Qu’est-ce qu’il s’est passé ? »

« C’était pas un problème, t’es pas très lourd, » dit Orion.

Il ne s’avait pas s’il s’était attendu à des remerciements. Il ne s’était pas posé la question, pour tout dire. Si Orion calculait toujours avant d’agir, c’était pour ses actions uniquement, pas pour ses possibles intérêts - même si Mars les avaient piqués, mais c’était une autre histoire.
Laissant tomber un « mais non, je plaisante, je t’aime bien mais j’ai pas que ça à faire » qui n’aurait rien apporté (et ils savaient tous deux que non, Orion ne le suivait pas)(du moins Orion l’espérait), il sépara un morceau de la barre de céréale pour la porter à sa bouche. Elles étaient réussies. Elles manquaient peut-être d’un peu de croquant. Peut-être qu’une autre couche de caramel sur le dessus... ?

« Je t’en redonnerai une autre pour la route, si tu veux. » Parce que le secret d’Orion, c’est qu’il en avait toujours une dizaine dans sa sacoche ou dans ses poches et qu’il pouvait en faire à volonté chez lui.

L’Astre n’insista pas sur le « merci », sur le « j’aime bien. » Il se contenta de sourire en secouant la tête dans un « c’est rien » silencieux. Même s’il n’avait rien espéré de tout cela de la part de Mars, ça ne pouvait que lui faisait plaisir venant de lui. Oh, mais il savait qu’il ne devait pas s’y habituer. Pas que Mars soit quelqu’un de mauvais - il le savait, ça se voyait dans ses yeux - mais il connaissait cet air bougon, fier peut-être, mais surtout cette nature réservée et hermétique. Pas qu’il pouvait se targuer de le connaître vraiment, surtout pas après leurs échanges - altercations ? - précédents, mais il se doutait que l’Oublié ne se dérobait pas facilement à ce genre de choses. Alors Orion les prit telles qu’elles étaient. Après tout, qui serait-il pour reprocher aux gens de garder leurs secrets sous clef ? Machinalement, il tira sur la manche de son t-shirt, celle qui n’était pas tâchée de sang. Certaines choses étaient mieux enfermées là-haut.

En plein dans sa bouchée, Orion lui envoya un regard en coin, un « vraiment, Mars ? » limpide dans son regard. Il le “faisait chier” par rapport à sa coupe de cheveux, par rapport aux rides qu’il aurait s’il continuerait de froncer des yeux comme ça. En aucun cas il ne le ferait pour ce qu’il s’apprêtait à dire. Quelle image il avait de lui, eh bien. Mais le sujet, ce soir, ne se portait pas sur sa personne.

Par respect pour son regard fuyant, à son tour il leva son regard vers les étoiles. Il ne les regardaient pas vraiment. Il écoutait. Il songea un moment que c’était étrange, comme situation. Mars s’ouvrait à lui. Qui l’eut cru.
Alors donc, suite à son épaule, c’est son oreille qu’il lui prêta. Il le laissa prendre des pauses, exposer et même détailler le problème sans l’interrompre.
Orion fit la grimace. Il ne pouvait que se faire une image.
Quand Mars eut terminé, il redressa la tête.

« Je parle beaucoup mais je sais aussi me taire. Si c’est ça qui t’embête, t’inquiète, c’est pas mon genre de me moquer de ce genre de trucs. »

Ce fut son buste, ensuite, qu’il redressa, pour reprendre une position assise moins inconfortable à la longue.

« Sur le papier ça a l’air plutôt cool. De pouvoir lire dans les pensées et leur parler télépathiquement, je veux dire. C’est un peu flippant mais c’est cool pour toi. Mais là ça a l’air horrible. »

Il n’avait que son Anima pour comparer, et les migraines qui pouvaient lui déchirer le crâne en deux s’il en faisait trop. Mais à chaque fois, c’était de sa faute. Il contrôlait ses deux dons, pouvait choisir quand et comment les utiliser. Il n’avait jamais pensé que des cristaux puissent être incontrôlables comme ça. Il remit un peu en perspective ce qu’il a avait pris pour acquis jusqu’ici.

« Enfin, c’est super dangereux. S’évanouir comme ça... Tu pourrais te faire mal ou on pourrait, je sais pas, te voler tes affaires ou quelque chose du genre. » Une pause. « ... C’est déjà arrivé ? T’es pas obligé de répondre. »

Il ravala son « je suis désolé, » peu sûr que ça passerait.

« Ca a l’air... difficile. Merci de m’avoir dit tout ça. » Un sourire ponctua sa dernière phrase. Aucune pitié. Simplement de la compassion.

Orion, lui, ne voyait jamais les foules comme ses pires ennemies, bien au contraire. Il pouvait s’y fondre, s’intégrer en leur sein, oublier ses problèmes parce qu’ils y passaient inaperçus. Personne n’aidait personne dans une foule, alors lorsque l’on n’en cherche pas, c’est le meilleur endroit. Pas de problèmes, pas d’aide. Pas de secours, seule la foule.

« Je peux pas dire que je comprends, j’ai jamais eu ce souci, ou alors seulement en déconnant. Mais je peux imaginer, je pense. Et je pense aussi qu’il y a pas mal de personnes qui doivent avoir le même problème que toi. On est pas mal ici après tout, il y a pas de raison que tu sois seul dans ton cas. Mais c’est vrai qu’on parle pas trop de ces choses là... »

Il n’avait aucune idée de pourquoi il disait tout ça. Pour essayer de le rassurer ? Il ne savait pas. Il était meilleur confident que conseiller.

« Oh. »

C’est tout ce qu’Orion trouva à dire, oh, quand Mars lui avoua que oui, se faire détrousser lui était arrivé. Rien n’avait été grave jusque là, mais pour combien de temps encore ? Ce n’était pas rassurant, mais Orion n’était en aucun cas légitime de dire quoique ce soit, lui qui parcourrait Althea par monts et par vaux sans autre arme que ses cristaux. Son couteau suisse et son opinel ne comptaient pas vraiment.
L’Oublié avait enfin levé le regard vers le sien, et Orion n’y vit pas la petite touche de surprise parce qu’avouons-le, il ne voyait pas grand chose. Derrière les épaules de Mars se dessinait au loin l’activité du marché et la lumière feutrée, filtrée par les toiles. Les réverbères qui bordaient le chemin partaient de part et d’autres de sa silhouette dans un petit contre-jour peu envahissant. Rien qui n’empêchait vraiment de monter le regard vers les étoiles - mais assez pour ne pas réussir à totalement croiser ses yeux et à y lire leurs subtilités. Ce n’était pas grave.

Depuis un petit moment, Orion avait les sourcils légèrement froncés. Il termina sa barre de céréales et transforma la feuille d’aluminium en boule au creux de ses mains. Il la fit rouler machinalement entre ses paumes comme lorsqu’on se met à marcher en parlant au téléphone. A la réponse de ses remerciement, cependant, il secoua la tête de désaccord.

« Tu n’me dois rien, tu sais. Ca m’a fait plaisir que tu me dise ça, vraiment, et j’espère que ça t’a aidé, mais, enfin... enfin ça m’a pas dérangé de te récupérer et de t’emmener ici ou quoique ce soit. » Il posa la boule d’alu froissé à côté de lui, notant dans sa tête de ne pas l’oublier en partant. « Et puis en quoi c’est de ta faute tout ça ? C’est pas comme si tu choisissais d’avoir mal et de tourner de l’oeil, corrige moi si je me trompe. »

Ah, Orion connaissait bien cette gymnastique. Les c’est de ma faute, les j’aurais pu faire attention, les c’est moi le problème. Tous ces petits schémas empoisonnés, ces liaisons faussées dans sa tête qui subsistaient encore un peu dans son crâne emmêlé, tout ce que ceux qui ne comprenaient pas appelaient la solution de facilité. Sauf qu’il n’y avait rien de facile là dedans.
Il s’en défaisait, cependant. Au sein d’Althéa, il avait trouvé la force de le faire. Mais il savait ce que c’était, et connaissait la pente glissant que cela impliquait. Ou la stagnation.
Mars et lui étaient dans des situations très différentes, il pouvait se permettre d’avancer au moins cela. Ils ne se connaissaient pas mais l’entendre prononcer ce genre de phrase sonnait faux à ses oreilles. Il ne méritait pas ça - et si Orion le pensait très fort, il n’était peut-être pas l’heure de le lui dire. Les coquilles se referment vite, et la dernière chose dont il avait envie était de passer pour un donneur de leçons.

Par contre, son compliment (parce que c’en était un) le fit rire. Même à faible contre-jour il pouvait voir le voir dans les lignes de son visage : Mars souriait avec ses yeux. « Bien sûr que j’ai raison ! Et comment ça “que t’en as l’air” ? » Evidemment qu’il savait de quoi il avait l’air, et ça lui allait très bien.
Il reprit la petite boule de papier métallisé entre ses doigts et la posa doucement au sol. Dès qu’il souleva son index, elle partit comme une petite fusée et rebondit gentiment contre la semelle de la chaussure de l’Oublié. C’est ce qu’il lui avait ordonné de faire. « Mon cerveau fonctionne très bien, merci bien. » Il arborait un grand sourire.

Il ne chercha même pas à savoir comment Mars allait réagir - en grommelant peut-être, même si cela faisait, étrangement, un moment qu’il ne l’avait pas entendu faire. « C’est peut-être surtout parce que je me pose trop de question. » Dit-il finalement, la tête de nouveau tournée vers le haut, et ses mots s’envolaient vers les étoiles. Il répondait vaguement à son emploi de mot, “philosophe”. C’était une boutade évidemment, mais Orion parlait beaucoup, et paraissait-il que l’heure était aux confidences. « Ca m’intéresse, tout ça. » D’un geste du menton ample du menton, il désigna la plaine, le ciel, l’entre-guerre, un peu tout à la fois. « Althea, les cristaux, tout. Du coup j’essaye d’aller partout et parfois, » il baissa - de nouveau - son regard, malicieux cette fois, vers l’autre garçon et lui envoya un clin d’œil. Evidemment. « Je tombe sur toi. » Et Orion, heureux d’honorer ses propres paroles, s’intéressait à tout.

Mais revenons à l’essentiel. Sans transition, l’Astre demanda : « Est-ce que tu te sens mieux ? Ca a dû te fatiguer tout ça, non ? » Comptez toujours sur lui pour sauter du coq à l’âne.

Jugeant que ce n’était plus le moment d’insister, Orion ne fit que hausser les épaules avec une demie-grimace prudente. Il garda cependant ce dernier aveu dans un coin de sa tête, parce que de toute façon il n’avait pas vraiment le choix - il le faisait avec tout. Tout dépendait du tiroir dans lequel il rangeait les informations.

Rapidement, la dense atmosphère de leur discussion précédente s’évapora, mais les événements ne reprirent pas leur cours normal - celui où Orion racontait n’importe quelle bêtise qui lui passait pas la tête, la moindre anecdote que lui-seul semblait trouver intéressante, un calembour dont lui seul avait le secret. Non, à la place, la courbe des lèvres de Mars s’étira en un sourire malicieux dans un air persifleur qu’il ne lui connaissait bien. Ce soir, Mars lui avait montré bien des facettes qu’il n’aurait jamais pensé voir et même si ses intentions n’étaient pas là, c’était une agréable surprise qui se présentait à l’Astre. Un air surpris traversa son regard comme une étoile filante avant qu’il ne réponde à son sourire avec l’un des siens, ces sourires immenses qu’il savait si bien faire depuis cinq ans. « Mais oui, bien sûr. »

Il ne pensait pas vraiment au fait que lui non plus n’était pas en reste. Il se posait beaucoup de questions, Orion, mais très peu sur lui-même et sur ce qu’il présentait au monde. Même s’il réfléchissait toujours avant d’agir et savait tourner sept fois sa langue dans sa bouche, il n’allait pas à l’encontre de ses propres sentiments, ni de ses propres réactions et jusqu’ici, ça avait plutôt bien marché : il en avait la preuve sous les yeux.

Donc, il laissait ses paroles transparentes parler pour lui-même et Mars était libre de les interpréter, elles et leur limpidité. Ainsi Orion ne s’était pas vraiment attendu au regard qu’il lui renvoya après sa boutade, si l’on pouvait l’appeler comme ça. N’était-il pas habitué à des folies de sa part ? Est-ce qu’Orion ne se rendait pas compte de quelque chose ? Il se mit donc à réfléchir, mais quelque chose lui échappait. Alors il arrêta. Tant pis, l’important c’est que Mars se portait bien. « Tant mieux ! » S’exclama-t-il, un peu trop fort comme toujours, quand l’Oublié lui confirma qu’il se sentait mieux.

Le mouvement reprenait, la petite bulle soucieuse dans laquelle Orion avait réfugié Mars se dissipa petit à petit alors qu’ils époussetaient leurs vêtements. D’ailleurs, chose promise chose due, Orion lui lança une seconde barre de céréales au moment où l’autre pliait bagage.

Et Orion se mit à rire doucement, d’un rire amusé mélangé à un « oui, j’imagine bien, » qui s’entendait dans le ton. Il se releva et étira ses bras vers le haut, ravi de désentasser ses vertèbres. Un léger voile étoilé lui passa devant les yeux ; il s’était relevé trop vite. Il secoua simplement la tête. Il était fatigué lui aussi, visiblement - entre son escapade, le passage par la case soin et le sauvetage de Mars lui avait drainé une partie de son énergie, et il ne demandait rien d’autre qu’une douche et son lit à présent, maintenant que tout était rentré dans l’ordre. Mais alors qu’il s’attendait à un au revoir, Mars le surpris encore. Quelle soirée ! Cette fois, Orion eut l’air ouvertement surpris.

« Oh... merci. » Il tenait à présent dans sa main un papier avec une série de petits numéros. Son holokit. Oh. Il resta un moment, le papier entre ses doigts, à le regarder. Dans le noir il peinait à différencier les chiffres et toute manière ce n’est pas ce qu’il cherchait à faire. C’était vraiment inattendu.
Il releva la tête vers Mars, un nouveau grand sourire aux lèvres. S’il était ravi et à moitié abasourdi que Mars, (Mars qui de coutume râlait à chaque fois qu’il ouvrait la bouche, lui donne lui-même son numéro), cela se voyait parfaitement sur ses traits. « Oui, bien sûr ! A plus tard ! »
C’est cette même expression qu’il garda un instant alors qu’il regardait l’autre garçon s’en aller. Sa démarche était assurée, ses mouvements vifs et Orion savait qu’il n’avait définitivement plus aucun soucis à se faire. Sa silhouette se fondit dans le marché.
Il était temps pour lui de se mettre en route lui aussi. Après avoir gagné le chemin doucement illuminé, il héla un Cristarosse.

Sur la route vers Requiem, il croqua dans une nouvelle barre de céréales et alluma son holokit, se rappelant subitement qu’il avait vu Mars sortir le sien également, un peu plus tôt. Pourtant, il avait écrit son numéro sur un bout de papier. Il pouffa doucement en se demandant la raison. Mais qu’importe : il ouvrit ses contacts pour en ajouter un nouveau qui prendrait sa place au dessus de Meish, puis se mit à pianoter sur l’écran tactile. Son message envoyé, il se laissa aller à fermer les yeux, bercé par les mouvements parfois un peu brusques du véhicule - il avait l’habitude. Il garda un petit sourire tout le long du trajet avant qu’il ne fronce les sourcils, se rappelant qu’il avait oublié de récupérer la petite boule d’aluminium.

Fin.