« Oh… »

Aucun autre mot ne semble vouloir sortir de sa bouche. Sur ses lèvres tremblantes, Rachel essaye de dessiner une réaction ; elle doit dire quelque chose, n’importe quoi. Elle ne peut pas juste lui répondre un « oh » et le laisser partir. Elle le regrettera toute sa vie. Mais rien, vraiment rien ne lui vient à l’esprit. Elle se contente juste de serrer un peu plus fort les mains de Pavel, de s’agripper à ces doigts qu’elle a toujours voulus entrelacés dans les siens. Elle se contente de se rapprocher un petit plus du jeune homme, et, sur la pointe des pieds, elle pose sa tête contre l’épaule de ce dernier. Toujours incapable de le regarder dans les yeux, et trop bouleversée pour le laisser percevoir une réponse dans ses propres yeux.

Elle ne savait pas quoi répondre.

Mille moments heureux de sa vie lui traversent l’esprit, dans des flashs. Ce n’était pas sa mort pourtant, mais pourquoi avait-elle l’impression de succomber ? Pourquoi cet événement si heureux la mettait dans un état pareil ?
Pavel venait de lui confier son amour, mais Rachel pensait déjà à Gaétan. Et s’il n’avait pas tourné la page ? Oui, ils s’étaient officiellement séparés, mais tout avait été si rapide, c’était peut-être sous le coup de la déception, de la colère, peut-être que leur histoire n’était pas terminée, et peut-être qu’elle allait pouvoir le revoir, arranger les choses. Mais en avait-elle vraiment envie ? Pas vraiment. Elle le savait : au fond d’elle, la personne qui la hantait, ce n’était pas Gaétan, c’était le fantôme idyllique qu’elle avait peint de toute pièce, l’idéal qu’elle aurait voulu qu’il soit, l’amour parfait qu’elle aurait voulu avoir… Gaétan n’était pas là, plus là. Cet amour était destiné à rester là-haut.

Et Rachel devait lâcher prise, laisser son passé là où il doit être, embrasser le présent. Mais le présent, c’est Pavel qui s’en va. Et cet amour là, où était-il destiné à être ? A Althea ? Sur Terre ? Était-il destiné à être tout court ? Que devait-elle faire ? Elle ne pouvait pas prendre une décision aussi importante à la légère. Alors elle n’arrivait pas à répondre. Même pas à le lui dire, qu’elle l’aimait aussi. Parce que c’était quelque chose qu’elle n’avait jamais voulu reconnaître, qu’elle avait toujours tu. Une vérité qu’elle a toujours tenté d’effacer, une auto-condamnation qu’elle s’était infligée. Elle avait trop peur des conséquences. « Pavel.. J’ai un peu soif. » Elle ne pouvait pas répondre. Vraiment pas. « On peut aller s’asseoir au calme ? Avant que Tatsuya donne le départ ? » Elle se défait des mains de son camarade, et se détache de ce dernier, fuyant son regard. « Tu.. as déjà pris ta décision, j’imagine ? » Elle presse le pas vers le buffet. Elle veut abréger ce moment, elle ne l'assume pas. « Tu as déjà vu tous ceux que tu devais voir ? »

Elle porte le verre à ses lèvres, se perd dans les couleurs fruitées du punch que Pavel vient de lui servir, et le boit d’une traite. Une touche d’alcool, c’était tout ce dont elle avait besoin. Et de l’alcool, il y en avait à flot justement. Le buffet était luxueux, c’en était même outrageux et hypocrite, lorsqu’on savait que les Oubliés ne mangeaient pas tous à leur faim. Mais Celestia devait se ravir de fêter cet événement, et il n’y avait effectivement plus aucune raison de se contenir. L’heure était à la célébration.

Mais rien n’y fait. Rien ne peut effacer l’arrière-goût amer qu’a Rachel en bouche : celui de la séparation imminente qu’elle va probablement devoir subir. A moins qu’elle ne prenne la décision de le suivre. Ce qu’elle s’est jurée de ne plus jamais faire : ne plus dépendre d’un homme, ne plus se donner à coeur ouvert, ne plus dépendre d’un autre. Car Rachel, elle avait beau ne pas penser à elle, elle avait beau vivre pour les autres, elle n’en tenait pas moins à l’indépendance qu’elle avait acquise lors de ces dernières années. Elle ne voulait pas répéter ses erreurs du passé. Elle ne pouvait pas s’engager de manière aussi soudaine. C’était irresponsable. Et puis, ils n’étaient même pas en couple. Théoriquement, elle ne savait même pas si leur éventuelle relation allait bien se passer ou non, ou si elle était vouée à ne rester qu’une attirance mutuelle. Elle n’était même pas certaine elle-même à 100% de ses sentiments. Est-ce la déclaration soudaine de Pavel qui l’a aidée à admettre la vérité ? Ou est-ce seulement de la confusion, la peur de perdre quelqu’un de précieux ?

La confusion est plus grande que jamais, et la seule certitude qu’a Rachel est la suivante : Pavel s’apprête à partir. Cette vérité la frappe brutalement, s’abat sur ses joues telle une gifle. L’idée de ne plus jamais revoir son visage, ses mimiques bien à lui, lui déchire le coeur. Pavel s’apprête à partir, et c’est l’Astre aux cheveux blonds qu’il a décidé de voir, parmi toutes les personnes qu’il connaît. « Mais Pavel ! » Rachel pose brusquement son verre sur la table. Elle a les joues rouges - c’est peut-être l’embarras de la confession qui est toujours là, l’alcool, ou peut-être la colère naissance qui la saisit. « Tu reverras peut-être plus jamais les autres ! Tu as une cousine non ? Tu devrais au moins aller la voir elle, pas moi. Tu te rends compte ? Vous n’allez plus vous revoir. Tous tes amis, tous tes proches, tous les gens qui ont été là pour toi… Tu devrais au moins leur dire un mot. » Rachel ne s’énerve jamais, et pourtant, la voilà énervée et frustrée. Elle ne pense pas mériter un tel traitement de faveur. Elle ne comprend pas. « Je ne veux pas que tu m’attendes, je ne veux pas que tu me prennes en compte dans tes décisions, je veux que tu penses à toi d’abord, à ce que tu veux réellement, à ce que tu as toujours voulu, et juste que ça soit clair entre nous… Ce que je dis est vrai pour moi aussi, je ne veux pas et je ne prendrai pas de décision en te prenant en compte dans les calculs, et je… » (C’était totalement faux, Rachel avait toujours pris en compte les autres dans ses calculs. Toujours.) « Je ne te suivrai pas, je ne remonterai pas sur Terre juste parce que je sais que tu m’attendras là-haut, et… » Et soudain, ses yeux s’agrandissent. Elle se répète les paroles de Pavel. ‘Ici, à Althea.’ Il ne lui a jamais parlé d’attendre en haut. Il ne lui a jamais dit qu’il remonterait. Il ne lui a jamais dit qu’il avait pris sa décision. C’était juste une présomption qu’elle s’était faite. « Ici.. à Althea ? Mais… ? » Les larmes lui montent de nouveau aux yeux. C’est sans doute la poussière et le sable du désert. Elle a toujours le rouge aux joues, cette fois de honte. Honte d’avoir tiré des conclusions hâtives. « Je veux que tu sois honnête. Réponds-moi juste à cette question. Qu’est-ce que tu veux toi ? Rester, ou remonter ? »

Sa décision dépendait entièrement de Pavel. De son souhait honnête et réel.
La seule chose qu’elle n’avait pas compris, c’est que la décision de Pavel dépendait également de la sienne. Elle n’avait pas envisagé à quel point elle était devenue un facteur important, voire crucial dans la vie de Pavel. Et cela lui faisait un peu peur. Que toute la direction d’une vie puisse dépendre d’elle. Est-ce qu’il ne faisait pas une erreur ? Elle recule instinctivement, mais se laisse finalement perdre dans ses bras. Car bien plus que la peur, c’était la perspective de ne pas perdre Pavel qui lui était plus importante ; elle devait l’avouer. Elle ne voulait pas lui dire oui tout de suite, elle avait besoin de temps pour réfléchir. Mais elle était certaine d’une chose… « Reste. »

C’était égoïste. Elle ne lui répondait pas oui, elle ne lui répondait pas non. Elle voulait juste qu’il reste. « Donne moi un peu de temps. Mais reste. » Allait-elle regretter un jour ces mots ? Et allait-il, lui, regretter un jour d’avoir laissé le choix à Rachel ?

« Pour te dire la vérité, je ne sais pas si j’ai envie de rester à Althea ou non. Je dirais que oui. J’aime ma vie ici mais… je n’avais jamais réellement envisagé qu’un retour  en haut puisse être possible un jour. Je crois que j’ai envie de savoir. De savoir comment vont mes parents… ils ont du être dévastés, après le Kamikakushi. » Elle soupire. C’était tellement soudain. Elle devait prendre une décision qui allait sans doute changer tout le cours de sa vie. Mais maintenant, elle le savait : qu’elle décide elle de rester, ou de remonter, Pavel serait à ses côtés. Et elle se sentait un peu plus forte. « J’ai juste envie de savoir s’ils vont bien. » Mais il n’était pas garanti qu’on puisse redescendre à Althea, une fois en haut… Elle était perdue. « Je ne sais pas quoi faire Pavel. Je crois que je n’ai pas le courage d’y aller. J’ai peur d’y perdre encore plus. Et si la remontée se passait mal ? » Elle n’avait pas envie de perdre Pavel. Ce serait vraiment la goutte de trop. « Et si on.. restait ici ? Je sais pas. Je sais plus. » Elle voulait presque qu’il choisisse à sa place. C’était une décision bien trop lourde de conséquences pour elle.

Vingt-sept ans, de souvenirs, de découvertes, de joie, de déception. Vingt-sept ans et tout autant de visages qu’elle a entre-aperçu, entre deux rues, des sourires qu’elle a croisé, au gré du vent, des pleurs qu’elle a entendu, dans la pluie. Vingt-sept ans ; elle était jeune Rachel, une fleur qui n’avait pas fini de s’épanouir. Et pourtant, sa mémoire lui faisait parfois défaut. Elle ne pouvait plus peindre avec détails les horizons de son enfance, ces endroits qui lui étaient cher. Elle ne se souvenait plus des traits de ses parents, sans rides, elle ne se souvenait plus des regards innocents de ses amis, ni des moments de paix qu’elle avait passé dans sa tendre Genève. Mais elle se souvenait d’une chose : des odeurs qui ont bercé son enfance, des arômes qui ont embaumé son quotidien, des parfums qui l’ont entourée. On peut perdre le souvenir de beaucoup de choses, on n’oublie jamais un parfum.

Et elle le savait. Le parfum de Pavel, jamais elle ne l’oubliera. Il lui rappellera toujours ce jour fatidique, où elle a appris le coeur de Pavel, la tendresse qu’il lui cachait, la douceur timide qu’il n’avait jamais osé montrer.
Elle regrette presque qu’il s’éloigne d’elle.
Mais elle maintient sa position : elle ne veut pas donner de réponse dans l’immédiat.

« J’aime la vie d’ici. J’aime me sentir utile, j’aime voir tous ces gens qui viennent à Souvenir, me demander un peu d’aide. J’aime savoir que mes petits flacons sont comme des pansements sur leurs coeurs, que mes parfums les aident, à ne pas oublier ce qui appartient au monde d’en haut, ou justement à oublier, et à passer à autre chose. J’aime la vie d’ici. Mais.. tu penses que j’ai le le droit ? D’être égoïste ? De m’autoriser à vivre comme si de rien n’était ? J’ai fait le deuil, mais je ne sais pas si… ceux d’en haut en ont fait de même. » Et c’est de savoir que ses parents, ses oncles, ses tantes, ses amis, et… Gaétan, ne se soient pas remis du drame… qui la chagrine par dessus tout. Peut-être sont-ils passé à autre chose eux aussi.

Peut-être pas.

C’est ce doute qui la saisit dans ses entrailles. Elle voudrait au moins leur dire qu’elle va bien. Oui, peut-être qu’elle perdra tout, peut-être qu’elle y perdra encore plus.
Mais tout comme Pavel ne voulait pas avoir de regrets, Rachel ne voulait pas avoir les siens non plus.

« Si j’ai envie de monter avec les autres… Juste pour voir, vraiment juste pour voir s’ils vont bien là-haut. Tu m’accompagneras ? » Elle se sent désolée d’entraîner Pavel là-dedans. « Je ne sais pas comment ce sera sur Terre. Si ça se trouve, on ne pourra même pas revenir. »  

« Remontons, alors. »

C’est Pavel qui lui en donnait la force, le courage. La force de faire ce choix, qu’elle n’aurait jamais osé faire, s’il n’avait pas été là, s’il ne lui avait pas dit ces mots aujourd’hui, s’il ne lui avait pas fait comprendre que, maintenant plus que jamais, il s’agissait de vivre sans regrets.
Elle se sentait pousser des ailes, celles qui allaient la porter jusqu’à chez elle.

Elle avait l’impression d’avoir de la difficulté à respirer. Il y avait une part de peur, d’appréhension, de doutes, mais il y avait surtout l’excitation, la joie qu’elle avait du mal à contenir. Celle de revoir ses parents.

Avaient-ils vieilli ? Beaucoup ? Avaient-ils toujours cette fâcheuse manie de laisser le portail entre-ouvert ? Pour une fois, Rachel ne les sermonnera pas ; elle pourra entrer et leur faire la surprise de son retour. Son père s’occupait-il toujours de son chat, même s’il avait juré toute sa vie le détester ? (Rachel savait qu’il s’en était occupé comme s’il était sa propre fille, lorsqu’elle avait emménagé avec Gaétan) (Elle se plaignait même qu’il l’avait remplacée trop vite) Sa mère passait-elle toujours tous les soirs à faire des gâteaux pour décompresser de ses journées de travail ?
C’était drôle comme tous ces détails anodins lui revenaient les uns après les autres. Elle les avait totalement oubliés. Elle se rendait compte à quel point Althea avait effacé ses vieux souvenirs. « Je te présenterai à mes parents une fois qu’on sera de retour. Je me demande s’ils ont déménagé. A quoi ressemble la vie, là-bas… » Rachel rougit légèrement car une pensée lui traverse l’esprit : en tant que quoi présentera-t-elle Pavel à ses parents ? Oh, elle verra sans doute cela sur le moment…

Pour l’heure, comme il le suggérait, il restait encore quelques minutes pour aller faire ses adieux. « C’est bête mais il y a tellement de gens à qui je devrais dire au revoir que je ne sais pas par où commencer. Si tout se passe bien, on ne fait que faire un aller-retour n’est-ce pas ? Je préfère voir personne. » Les larmes lui montent déjà aux yeux alors qu’elle penche sa tête vers le côté ; elle était un cas irrécupérable. « Je vais sans doute pleurer comme une madeleine sinon. »

Furtivement, elle balaie les environs. Il y a tellement de monde. C’était impressionnant. Quasiment toute la population d’Althea concentrée dans le Désert. C’était vraiment exceptionnel. Cela lui rappelait les premiers jours, lorsqu’ils étaient tous sortis des souterrains. « Je te suis, si tu as besoin d’aller voir des gens. » Elle sourit. Puis le sourire disparaît. « Oh pardon, peut-être que tu préfères les voir seul en fait. Je t’attendrai ici, quand ils nous feront signe qu’il est l’heure d’y aller. »