C’était une soirée de mai qui ressemblait à tant d’autres, à l’exception près qu’il avait fêté comme il se devait l’anniversaire de son très cher colocataire à la flamboyante chevelure avant de retourner à ses appartements. C’était une soirée qui s’annonçait paisible, dont le calme promettait un terreau fertile pour laisser voguer son imagination sur les mers de papier encore vierges de toute encre de son carnet. C’était somme toute une soirée qui se perdrait à termes dans les limbes de l’oubli sous les sables du temps, ne laissant pour toute trace que la bouille cernée d’un Pavel ému quand ses yeux se sont posés sur la cravate encore bordé par son écrin de papier coloré.

Pin pon ! La sonnette annonçait de sa chansonnette l’arrivée d’un invité. Qui cela pouvait-il bien être ? Eon posa son crayon un instant, il n’attendait personne et à moins que Poppy ne se soit curieusement mise à enchaîner les heures supplémentaires, la visite ne lui était très certainement pas destinée. Aussi, avait-il repris son croquis comme si de rien n’était, laissant à Pavel le soin d’accueillir le visiteur impromptu. Assis sur le canapé, il était après tout plus proche de la porte d’entrée. Les notes fluettes d’une voix féminine se glissèrent malicieusement sous la porte de sa chambre. Oh, peut-être n’était-ce finalement pas une soirée si ordinaire pour son ami, peut-être annonçait-elle la naissance d’un printemps fleuri. Le jeune homme à la chevelure rosée enfila son casque pastel orné d’oreilles de chat, un sourire bienveillant illuminant son visage.

Voilà désormais plusieurs minutes qu’Eon s’était résolu à ne pas perturber l’intimité des deux tourtereaux qui roucoulaient, il l’imaginait, confortablement lovés sur le canapé du salon. Il était pourtant doué pour rester enfermé, peu pouvaient comme lui se targuer d’années d’entraînement en la matière. Malheureusement, le confinement avait été bien trop hâtivement improvisé et il se trouvait démuni des ressources nécessaires à sa survie dans ce huis clos fortuit. Sa gorge était en effet en proie à un terrible incendie, les langues brûlantes ravageait son gosier et ses pauvres cellules bien désemparées demandaient vainement qu’on leur apporte quelques gouttes salvatrices. C’était une soif incontrôlable, elle lui tiraillait les entrailles et grimpait jusqu’à en pénétrer le crâne. Stupeur, la bouteille convenablement logée à ses pieds était désespérément vide, le plastique translucide lui renvoyait tristement son reflet. Un souvenir effleura furtivement son esprit, quelques heures plus tôt ne s’était-il pas fait la réflexion qu’il devait aller refaire ses provisions ? Oups, voilà certainement ce qu’on appelait une occasion manquée.

Non, c’était certainement le moment dont Pavel avait rêvé depuis si longtemps, lui qui pleurait une vie romantique au beau plat et Eon ne pouvait s’imaginer que la demoiselle venue si tard n’était autre que sa dulcinée tant espérée. Il ne pouvait concevoir de gâcher l'atmosphère au parfum fleuri en faisant une apparition honnie... Non, non, non, il devait renforcer son armure et résister à la tentation du liquide cristallin que son corps appelait de ses forces. Il était calme, serein, ça allait passer s’il s’occupait l’esprit avec quelques futilités. Seulement, sa cervelle assoiffée ne pouvait se concentrer et peu importe l’activité, le feu, bien loin de s’étouffer, flambait de plus belle. C’était une douleur insoutenable, un besoin primaire que l’animal en lui ne pouvait réprimer plus longtemps. Ô comme il maudissait les douceurs englouties quelques minutes plus tôt et dont les habits chatoyants éparpillés sur son bureau gisaient telles les ruines d’un champ de bataille.

C’en était trop, il ne tenait plus ! Changement de plan : il se ferait invisible, le plus discret possible, pas un bruit ne lui échapperait et, comme l’ombre furtive d’un fantôme, il disparaîtrait aussi vite qu’il était apparu, à l’insu de tous. Priant tous les dieux de la Terre, supposant qu’il en reste, et d’Althéa, si tant est qu’ils existent, tout en se fondant en mille excuses mentales envers son pauvre colocataire, qui décidément ne le méritait pas, il tourna délicatement la poignée. Un cliquetis imperceptible lui répondit. Soulagé, Eon laissa échapper un soupir muet avant d’ouvrir fébrilement la porte. Miracle ! Elle ne grinça pas.

Gonflé d’une confiance nouvelle, l’apprenti voleur se faufile hors de sa chambre à pas de loup. Il évite les obstacles dans un silence impeccable, saute gracieusement par-dessus la latte qui grince, esquive furtivement la pile de dossiers amoncelés dans un équilibre chancelant, et parvient sans un son à la terre promise : la cuisine ! Fier de sa prouesse, il mime une pose victorieuse et s’exclame muettement, un large sourire dévoilant la blancheur de sa dentition. Là, il s’empare de son dû, si durement mérité. Ahah, il avait réussi ! Il jeta un coup d’œil furtif en direction des amoureux qui semblaient bien trop envoûtés pour le remarquer.

Alors qu’il s’apprêtait à repartir, aussi subrepticement qu’il était venu, son regard se pose sur son précieux larcin. Le feu, ravivé par cette vision d’espoir, le déchire de nouveau. Ô que la tentation est douce, que sa délivrance semble proche ! Comment pourrait-il résister plus longtemps à l’éclat limpide de la boisson ? Une gorgée ne pouvait faire de mal... Ni d’une, ni de deux, il tourne le bouchon d’un geste brusque, presque barbare. Crac. C’est le son discret que fredonnent les clochettes de la libération. Goulûment, tel un ogre engloutissant sa proie, il boit une gorgée, puis une autre, et une suivante, sans pouvoir arrêter son instinct nouvellement éveillé. L’eau cascade dans sa gorge, soulage ses brûlures, abreuve ses cellules qui célèbrent la venue de la pluie !

Dans un état second, il rouvre ses paupières et se souvient de sa situation. Ses yeux s’écarquillent, la panique le prend, il n’a pas le temps de vérifier que sa présence n’a toujours pas été détectée qu’il arrache brutalement le goulot à ses lèvres éprises. Mais sa main, coupable, le trahit : elle échappe de l’étreinte de ses doigts la bouteille qui tombe comme au ralenti sous le regard médusé d’Eon. Les secondes se font minutes tandis qu’il assiste impuissant à l’échec certain de son entreprise discrète. Poc ! Le récipient qui n’a pu retrouver son bouchon adoré percute le sol dans un grand fracas et déverse son contenu sur le carrelage. Les alarmes retentissent dans la tête du Polarien qui, affolé, reste un temps les bras ballants, comme tétanisé.

“Ahah, je suis désolé... Loin de moi l’idée d’avoir voulu m’immiscer dans votre soirée, ahah ! Je vais nettoyer ça ! Faites comme si je n’existais pas là.”, s’exclame-t-il dans un souffle d’un air faussement assuré.

Il se baisse, cherche d’un main la serpillière qu’il sait cachée sous un des placards, la trouve et se redresse abruptement. Boing ! Sa tête, dans sa précipitation, venait de faire la douloureuse connaissance du plan de travail.

“Aïe”, s’écria-t-il en massant le haut de son crâne meurtri avant de s’agenouiller devant la mare moqueuse, dont les reflets sonnaient comme autant de rires acerbes raillant son désespoir. Ahah, combien il rêvait qu’un trou béant s’ouvre sous ses fesses et l’avale à jamais. Vite, vite, il s’empressa d'éponger l’empreinte de sa honte, les vestiges de son avidité fautive. Puis, avec la grâce d’un oisillon quittant son nid pour sa première sortie, il se redressa, titubant, et se précipita hors de la cuisine. Dans sa hâte, sa chaussette épaisse glissa sur la surface humide et il manqua de tomber face contre terre, se rattrapant de justesse à une poignée salutaire. Un soupir plus tard, le voilà qui traverse le salon à grandes enjambées, autant que ses petites jambes le lui permettaient du moins, tentant à grand-peine d’avoir l’air naturel.

Il ne se rendait compte que maintenant de la légèreté de sa tenue, constituée d’un t-shirt trop grand qui glissait nonchalamment pour faire apparaître l’une de ses épaules, d’un short très court qu’on discernait à peine et de grosses chaussettes en laine roses dont les plis semblaient avaler ses maigres mollets. Ce n’était assurément pas un habit adéquat pour accueillir des invités et il ne le savait que trop bien.

Les yeux rivés sur la porte qui réunissait tous ses espoirs, il ne remarqua pas la manche qui s’était prise dans la pile de dossiers si précautionneusement évitée pourtant au sixième paragraphe. La tour vacille puis s’effondre tel un château de cartes, les feuilles s’envolent et viennent couvrir le parquet de leur blancheur encrée de noir. Était-ce réellement le printemps ? Il semblait que l’automne, bien impatient, venait de pointer le bout de son nez.

Eon analysa le désastre avec le calme d’une personne dont la maison prendrait feu. Il s’accroupit et ramassa deux ou trois feuilles à portée de main avant d’abandonner la tâche digne d’Hercule qui lui prendrait sans doute plusieurs minutes. Or, il n'avait comme souhait que de fuir cette ambiance gênante qu’il avait par mégarde lui-même causée. Il déposa les quelques feuillets sur les débris encore branlant de la pile.

“Je repasserai plus tard pour ranger ça, eheh !”, dit-il en envoyant un clin d’œil dans leur direction, prenant bien soin de ne croiser aucun de leur regard.

Désertant le champ de bataille, il était l’heure pour le soldat vaincu d’adresser à ses comparses un dernier salut avant de traîner son corps éprouvé par sa déplorable débâcle jusqu’à la quiétude de sa caserne pour y avaler l’amère pilule de la défaite. La porte close, Eon espérait que Pavel, dans sa grande magnanimité ne nourrirait pas trop de rancœur à son égard pour avoir ruiné cette soirée...