— lunar drive

Meh. Gégé était déjà en pyjama quand il a reçu le texto d'Erina et à vrai dire l'idée d'aller la chercher avec son beau T-Shirt à têtes de loups hurlant à la lune et son pantalon en coton imprimé à motifs écossais lui a vaguement traversé l'esprit. Mais bon, cela fait un moment qu'il n'a pas vu la rousse alors il se dit qu'il ne lui fera pas l'affront de se présenter ainsi devant elle surtout que cela lui ferait de la peine qu'elle détale en le voyant dans ses atours de plus bon goût. Mais en même temps quelle idée de débarquer chez les gens comme ça au beau milieu de la nuit ! Gégé fait semblant d'être embêté mais dans le fond il est quand même content d'avoir quelque chose qui le bouscule de sa routine quotidienne. Et surtout il est toujours heureux d'avoir de la visite.
Du coup il a pris la peine d'enfiler une chemise à carreaux et un jean avant de monter à bord de sa grosse range rover. Le trajet est calme, rythmé par la voix de Dolly Parton à la radio, les halètements de Columbus, assise sur le siège passager et les ronflements de Hard Rock sur la banquette arrière. Il n'y aucun éclairage sur les petites routes des Sylvestres mais Gégé connait bien son patelin et c'est un bon conducteur, il n'a aucun problème à trouver l'arrêt de bus. Il arrive même d'ailleurs avec cinq minutes en avance.
Évidemment il n'y a personne, ou presque. Une silhouette féminine attend et de loin il lui semble qu'elle est en train de parler. Peut-être est-elle au téléphone, mais il ne l'entend pas bien. À vrai dire, il n'y prête pas attention car elle n'a pas la bonne couleur de cheveux pour être celle qu'il vient récupérer. Sans éteindre ses phares, il veut sortir de sa bagnole mais à peine a-t-il ouvert la porte que Columbus déboule comme une tornade et saute la première en dehors du véhicule. Elle s'ébroue et baille puis vient tranquillement saluer la demoiselle, curieuse et pas timide. Gégé rouspète à son volant avant de sortir à son tour et de saisir son paquet de clopes de sa poche. Un peu fatigué, car il s'est levé avant l'aurore comme tout les matins de travail, il se sent un peu grognon et allume sa cigarette avant de marcher lentement vers la jeune femme :

▬ Ne vous inquiétez pas, elle n'est pas méchan- Oh Erina c'est toi ! À la lueur de sa clope, se dessine la surprise sur son visage. Tu es en avance, je ne t'avais pas reconnue avec ta nouvelle couleur de cheveux. Il expire une bouffée en tournant la tête par la politesse avant d'esquisser un demi-sourire. Cela te va bien. J'espère que tu n'attends pas depuis trop longtemps.

Tranquillement, Hard Rock les rejoint en baillant avant de renifler les chaussures de la japonaise.

— lunar drive

Gégé plisse dans yeux dans la pénombre et de sa main libre, claque des doigts pour faire jaillir un bouquet de paillettes et mieux détailler la nouvelle couleur d'Erina. La tragédie du désert l'a motivé à s'entrainer un peu plus à la maitrise de son second cristal et il doit admettre qu'il aurait du bosser ce point-là bien plus tôt. C'est toujours utile de pouvoir générer de la lumière.

▬ Tant que ça te plait ! A-t-il lancé en souriant, un peu submergé par l'énergie folle de la japonaise qui n'est pas sans lui rappeler les étoiles qu'il fait scintiller dans sa paume. Elle est un rayon de lumière à elle seule la gamine. Écoute c'est fait, c'est fait. Et puis je préfère ne pas te savoir seule dans la forêt en pleine nuit. Il n'y a priori aucune créature dangereuse dans les Sylvestres mais on est jamais trop prudent. Je réfléchirai juste à deux fois la prochaine fois avant te dire de passer quand tu veux chez moi.

Ils se dirigent tout deux vers la voiture et le fermier secoue sa main pour dissiper ses étincelles avant de jeter à regret sa clope à demi-consumée au sol et de l'éteindre d'un coup de botte. Bien entendu, il ramasse le mégot et le range dans son cendrier portable tout en regardant Erina faire mine de monter à l'avant :

▬ Minute papillon, laisse-moi enlever ça sinon tu vas être couverte de poils. Il s'avance et retire la couverture qui recouvre le siège passager, puis ouvre la portière arrière aux deux toutous, jetant le tissu après Hard Rock qui sautille joyeusement sur la banquette, elle aussi protégée d'un gros plaid. Columbus, quant à elle, couine en mettant ses pattes avant sur les genoux d'Erina, visiblement vexée d'avoir été recalée aussi facilement. Gégé tapote la tête blanche du samoyède en riant doucement : Oh hé Columbus, ne sois pas jalouse, tu peux laisser Erina co-piloter une fois non ? La chienne lâche un dernier jappement long comme un sanglot avant de prendre place derrière, aux côtés de son compagnon à quatre pattes. Gégé peut enfin s'installer au volant et réexaminer par réflexe la position des rétroviseurs. C'est un conducteur bien consciencieux, le Gégé. C'est gentil mais je connais bien la route, je préfère conduire. N'oublie pas de mettre ta ceinture. C'est aussi le genre de conducteur maniaque, incapable de confier sa bagnole à quelqu'un d'autre sans trouver quelque chose à redire sur leur façon de freiner, d'accélérer, de suivre les panneaux de signalisation ou de donner la priorité. C'est en fait la pire sorte de passager.  
Le moteur de la range rover ronronne doucement quand ils se mettent en route et les voilà maintenant en train de rouler dans le noir, la silhouette des arbres dessinant des ombres inquiétantes sur le sentier qu'ils empruntent. Il n'y a que la lueur des phares pour trancher l'obscurité de la nuit et le bruit du moteur pour rythmer le silence environnant.

▬ On a un peu de chemin à faire avant la maison, tu peux tout me raconter maintenant tu sais !

La route - qui n'en est pas vraiment une, est cabossée et fait s'agiter régulièrement la grosse voiture qui se balance doucement, de droite à gauche, berçant comme un bateau ses passagers.

— lunar drive

Un frisson d'horreur lui parcourt l'échine à l'idée de laisser son bébé, son précieux véhicule entre les mains d'une Erina sans permis. Il lui ferait volontiers la morale quant à la dangerosité de conduire sans l'expérience adéquate mais la japonaise l'entraine rapidement dans le tourbillon de ses paroles.

Ça commence par un miroir. Et comme souvent avec le sexe féminin quand il est confronté à sa propre image, ça parle de poids. Et bien qu'il soit concentré sur la route, il ne peut s'empêcher de jeter quelques oeillades à la jeune femme. Des kilos en plus ? Il n'a pas remarqué. Probablement que personne ne l'a remarqué. Vraiment, c'est un truc de gonzelle de se préoccuper de ce genre de broutilles. Il voudrait balayer les considérations superficielles de la demoiselle mais une petite alarme dans sa tête se déclenche soudainement quand il se rappelle tout les discours de sa soeur, de ses amies sur Terre, les articles sur le body positivisme, l'injonction à la minceur constante que doivent supporter les femmes. Ah oui Gégé est un allié, Gégé ne peut que hocher la tête et essayer de comprendre lui qui n'a jamais été trop gros, lui qui aurait le droit d'avoir un petit bidou et de la cellulite et une barbe mal rasée parce que c'est un homme.

Mais le problème ce n'est peut-être pas le corps d'Erina dans le reflet de la glace, le problème c'est la personne toute entière, cette personne qu'elle admet ne pas reconnaitre avec une pointe de tristesse dans la voix. Oh. Il ne répond pas immédiatement, se contente d'acquiescer silencieusement la tête pour l'inviter à continuer. Il commence à voir là où elle veut en venir et sourit, étrangement fier quand elle lui explique vouloir aider sans dépendre de personne.

▬ Ça me fait plaisir de t'entendre dire ça. Il ne sait pas pourquoi. Il n'est ni son père, ni son frère, ni rien du tout mais il l'aime bien quand même. Gégé est un homme si simple, il est comme ses chiens : il ne veut que le bonheur des autres. Je veux dire, on devrait tous faire ce qu'on aime mais beaucoup de gens n'ont pas le courage de suivre leurs propres aspirations. Il jette un regard dans le rétro pour s'assurer que les toutous sont sages tout en continuant : Quand j'étais sur terre j'étais ingénieur informatique pour une grosse boîte prestigieuse. J'avais un job de rêve, un bel appartement, un très bon salaire, des congés payés, une assurance santé, 'fin le rêve américain quoi. Je n'étais pas malheureux, je n'avais pas le droit d'être malheureux parce que j'avais tout mais pourtant moi aussi je ne me reconnaissais pas. Pas que j'avais pris du poids ou que j'avais envie de me teindre les cheveux. Un petit rire. Peut-être qu'il serait très beau avec les cheveux décolorés en rose bonbon hé. Mais ce cadre new-yorkais dans le miroir ce n'était pas moi, ce n'était pas la vie dont je rêvais. Alors ce que tu me dis ça fait du sens oui.

Il réalise qu'elle a mis les mots sur ce qu'il ressentait à New-York il y a cinq ans. Il n'a jamais su aussi bien expliquer le drôle de malaise qui le prenait à cette époque.

▬ Maintenant tout ce qu'il te reste à faire c'est de trouver ce que tu aimes et ne t'inquiètes pas pour ton poids, Columbus et Hard Rock trouvent que tu es encore trop mince, pas vrai ? Bien sûr que les deux intéressés ne répondent pas. Ils se contentent de dresser les oreilles, cherchant à comprendre pourquoi on les appelle avant de bailler. De toutes façons y'a du riz au lait qui t'attend à la maison.

La légende dit que passer par chez Gégé sans prendre de dessert c'est s'attirer 10 ans de malheur !

— what else is there ?

La route qu'ils empruntent est étroite et sombre et pourtant la voiture roule sans encombres sur ce sentier un peu caillouteux. Est-ce que Gégé a peur ? De ce reflet inconnu dans le miroir ? Sûrement que oui. Pendant les trois secondes où s'il s'est surpris à se retrouver nez-à-nez avec cet étranger triste et gris. Et puis après plus rien. Ce reflet était incapable de lui faire du mal, de le frapper, de mettre le feu à son appartement, de martyriser son chien alors à quoi bon avoir peur ? Gégé est quelqu'un de très pragmatique.

▬ C'est bien si tu as peur, ça veut dire que tu es vivante. C'est cliché. Mais c'est vrai. C'est la peur qui les motive, qui les pousse à avancer. La peur de finir à la rue, de voir ses proches mourir, d'être ringard, d'être rejeté. On fait tout par peur, on fait tout pour s'échapper. C'est puissant la peur.
Mais des peurs, Gégé n'en a pas vraiment, n'en a jamais vraiment eu. Les peurs de Gégé sont des choses mondaines, à peine de toutes petites craintes. Comme celle d'avoir laissé ses clefs dans la serrure ou de faire tomber son portable dans le gosier d'une machine. Et finalement l'angoisse de Gégé, là où elle devrait le motiver à aller plus loin, plus haut comme tout les autres est plutôt devenue une anxiété presque confortable. Rassurante. Comme un doudou qu'on serre toujours contre soi, qui ne nous lâche jamais vraiment, vient border les draps et se blottir contre la poitrine à la tombée de la nuit. Il s'en accommode bien de cette angoisse douce, diffuse et pataude à son image. Il ne saurait plus vivre sans. Il y a cinq ans on repartait déjà pratiquement tous de zéro de toutes façons, alors qu'est-ce que ça pouvait faire si ça ne marchait pas ? Je serais revenu à la capitale et puis c'est tout. Mais il n'est pas retourné à la grande Caer Callabus. Parfois l'angoisse lui murmure entre deux étreintes qu'il a bien tort. Mais il étouffe ses paroles dans les soupirs de ses chiens. Il faut savoir prendre des risques si tu veux avancer. On ne progresse pas en pédalant sur place à faire la même chose. Il lui jette un regard et constate qu'elle est nerveuse. C'est normal. Elle est adulte maintenant. Complètement. À 18 ans on est majeur mais on est pas adulte : on apprend encore. À étudier, à travailler, à vivre seul, à vivre à plusieurs, à boire, à conduire. Et puis un jour on se réveille, on se rend compte qu'on est dans le vrai bassin des grands, là où on a plus pieds, plus de bouée de sauvetage. Et la seule chose à faire c'est de nager. Lui flotte depuis des années au gré des courants.

Gégé ne peut s'empêcher de rire doucement en entendant le plan d'Erina. Détective privée, c'est un métier qui lui irait bien. Journaliste d'investigation et super-justicière, c'est un sacré projet. C'est dangereux aussi. Mais il se doute qu'Erina avec tout ses petits boulots et son talent certain à se mêler de ce qui ne la regarde pas a du déjà en voir des trucs pas nets. Sous ses airs d'ingénue, elle a un côté débrouillard. Caer ne manque pas d'opportunités pour une âme d'aventurière comme elle. Tu n'as pas plutôt peur de tomber sur une enquête qui pourrait disons... mal tourner ? C'est drôle comme ils n'ont pas le même sens des priorités ! Mais tu sais, si c'est une carrière qui te botte, je pense que ça ne te coûte rien d'essayer.

Et il rigole franchement quand elle lui propose d'ouvrir une affaire pour lui en échange de Hard Rock et de Columbus. Sur quoi voudrait-il enquêter lui ? Les secrets cachés dans la niche de Costa ? Le passé sombre et tourmenté de Hard Rock ?

▬ On devrait arriver dans dix minutes environ. Mais sinon j'aimerais bien savoir quel genre de squelettes tu pourrais bien déterrer pour m- Une ombre sur la route le coupe. Les pneus crissent, le pare-choc percute quelque chose. Il ne roule pas vite et pourtant la voiture est secouée et ils sont tout deux projetés en avant. Un fracas et puis le bruit de quelque chose qui tombe par terre. Sur le pare-brise, quelque chose s'est échoué. Il y a la grande trace d'un impact et quelques tâches de sang.

Dès qu'il a repris ses esprits, le premier geste de Gégé c'est de se retourner pour s'assurer que les deux loulous à quatre pattes sont encore en un seul morceau à l'arrière. Heureusement, les chiens ont glissé sous les sièges et s'ils se mettent à aboyer, ils n'ont pas l'air plus amochés que ça. Erina semble aller bien aussi. C'était plus de peur que de mal. Pour eux en tout cas.

▬ Erina tu vas bien ? Ne bouge pas, je vais voir ce que c'est.

Déjà il retire sa ceinture et ouvre la portière. C'est sans doute un animal pas vrai ? Oui sûrement une pauvre créature de la forêt et pas autre chose...

Hors RP: Je te laisse choisir ce qu'ils ont bien pu percuter

— what else is there ?

Ah si Gégé n'avait pas été aussi bien élevé, il aurait probablement lâché une volée de jurons plutôt qu'un petit « Oh non » bien vite étouffé par les cris de terreur d'Erina. Ne vient-elle pourtant pas de lui dire qu'elle n'avait plus peur de rien ? Pour couronner le tout, Hard Rock et Columbus ont eux aussi bondi de la bagnole pour venir faire le constat, et si Hard Rock s'approche de la forme sanglante recroquevillée contre le capot, Columbus elle, est partie en aboyant après la japonaise. Il ne reste plus qu'à croiser les doigts pour qu'elles ne se fassent pas non plus toutes deux renverser à leur tour mais vu le boucan qu'elles font, Gégé ne s'inquiète pas trop pour elles. On pourrait les entendre à des kilomètres à la ronde et ce serait très drôle s'il n'y avait pas cette femme couverte d'ecchymoses sur le sol.
Heureusement que dans le tas, y'a Gégé pour avoir un minimum de sang froid. Il attrape Hard Rock, enlève le dessus du coffre de la voiture et balance la couverture de la banquette arrière pour y installer le toutou avant de fouiller dans le compartiment avant de sa voiture et d'en sortir une lampe torche et une trousse de premiers secours. Toujours sortir couvert qu'il dit souvent le fermier. Quand Erina revient enfin, il est déjà occupé à examiner la blessée qui s'est évanouie sur le coup. Elle respire mais vu la violence du choc, elle a sûrement du se casser quelque chose. Au moins, il ne voit rien d'ouvert et rien qui dépasse même s'il ne l'a pas déshabillée.

▬ Hum, y'a pas vraiment d'hôpitaux dans la région... Marmonne-t-il, réfléchissant à ce qu'ils devraient faire. Vu ses vêtements, elle doit probablement venir du désert. Sans doute qu'elle est entrée illégalement. Il ignore si elle sera bien reçue dans un établissement hospitalier, surtout qu'elle doit avoir une bonne raison pour se déplacer la nuit. Mais quelle idée aussi de courir dans le noir sur la route ! C'est comme si elle essayait de fuir quelque chose.
Et si...
La petite voix d'Erina l'interrompt. Il relève les yeux et braque sa lampe sur elle.

▬ Madame la détective qui n'a plus peur de rien, je crois... Ricane-t-il avant de lui faire signe de s'approcher, soudainement un peu plus sérieux quand il lui demande : Tu ne penses pas qu'elle est pas malade quand même ?

Dur à dire comme ça. Elle est chaude mais est-ce que c'est de la fièvre ? Et si c'est de la fièvre, c'est peut-être autre chose que la Transcendance. Et si c'est la Transcendance, est-ce que c'est vraiment contagieux ? Ils ne peuvent pas la laisser comme ça, comme un chevreuil écrasé sur le rebord de la route quand même.

▬ Attends tu n'es pas avec Columbus ? Qu'il remarque brutalement avant qu'un long couinement familier ne lui donne des frissons dans le dos. Gégé bondit sur ses jambes et porte ses deux mains autour de sa bouche pour crier, inquiet : COLUMBUS ? COLUMBUS ! ICI MA PINTADE ! VIENS MA GROSSE.

Silence. Trop de silence. Comme si tous les animaux nocturnes avaient disparu d'un coup eux aussi. Et pourtant, au bout de quelques secondes un grognement sourd se fait entendre suivi de bruits de pas se rapprochant. De plus en plus fort. De plus en plus vite.
Hard Rock se remet à hurler comme cherchant à les alerter. Quelque chose est en train de leur foncer dessus.