Ainsi va le monde selon Gavrila – de même que pour la plupart de ceux qui survivent sans doute : un drame sans précédent survient, mais il arrive toujours qu’un matin, on se réveille pour se faire la réflexion que les jours ont recommencé de se ressembler. Or, ce matin-là, il en est précisément à ce moment un peu écœurant où le malheur est à peu près digéré, où il ne sert décidément plus à rien de ressasser, où on comprend qu’on est condamné à s’adapter, à survivre à nos problèmes et à continuer de vivoter dans un monde ponctué d’insignifiantes fins. La Transcendance est un nouveau désastre, c’est vrai, mais elle n’altère pas encore la mécanique très terre-à-terre de son corps, ne fait tout au plus qu’intensifier celle de sa vie professionnelle.

Depuis une semaine, il est de nouveau en mesure de recevoir dans son cabinet. Peut-être lui a-t-on gentiment suggéré de s’éloigner de l’Entre-guerre pour souffler un peu. Les lumières de Requiem sont sans doute plus rassurantes, prenant l’aspect de veilleuses familières et bienveillantes dans l’interminable nuit de la Transcendance. Surtout, il apprécie de pouvoir revenir à une forme de ritualisation de son quotidien – l’illusion du contrôle, songe-t-il toujours ironiquement. Il arrive généralement assez tôt à son cabinet pour relire les fiches de ses patients ou pour pouvoir perfectionner son pouvoir d’Anima avec Arthur. Le matin, il reçoit sur rendez-vous ; l’après-midi, tout le monde est convié. C’est bien différent de l’Entre-guerre. Ici, en fin de compte, il est surtout médecin généraliste ; là-bas, il redevient chirurgien. Oui, il y a quelque chose d’apaisant dans le fait d’insérer la clé dans la serrure de son modeste cabinet plutôt que d’être confronté directement à des rangées et des rangées de lits occupés. Il ne s’en blâme pas, reconnaît secrètement qu’il a bel et bien besoin de lever le pied.

Il pousse la porte et doit ciller à plusieurs reprises pour s’assurer que son imagination ne lui joue pas des tours. A-t-il sous-estimé l’importance de son état d’épuisement chronique ? Avec une candeur mordante, il en vient même à se demander si la fatigue n’a pas pu lui faire oublier un patient sur le lit d’examen hier soir. Après tout, Erina est de ces personnes qu’on voudrait enfermer pour ne plus les entendre ; mais enfin, pour sa part, il aurait plutôt cherché à s’en débarrasser. Du reste, sa présence est-elle si étonnante ? Au sein de ce monde peuplé de cristaux magiques, il faut s’attendre à tout, à plus forte raison de la part d’Erina qui, d’aussi loin qu’il la connaisse, a toujours été sacrément sans-gêne – si. Il a reconnu sa voix un peu trop vite, n’a même pas eu le temps d’avoir peur, d’essayer d’identifier la silhouette familière dans la pénombre.

Depuis quand gît-elle là, à l’attendre ? Heureusement, il n’est pas très à cheval sur la notion de propriété privée. Quoiqu’il ait eu foi en un nouvel avenir au moment de l’Effondrement, il ne s’est jamais vraiment installé à Althea comme il a pu le faire en Russie. Pour ainsi dire, il n’habite pas les lieux, et d’une façon générale, il ne possède rien de précieux, si ce n’est son portefeuille et les souvenirs qu’il y conserve. Son cabinet, de surcroît, n’est pas vraiment devenu un espace intime pour lui. Mais enfin, il s’agit tout de même d’une intrusion, aussi rétorque-t-il sèchement quand elle lui souhaite la bienvenue – avec l’audace qui la caractérise, évidemment : « Je ne peux pas en dire autant pour vous. » Il aurait tout aussi bien pu l’inviter à sortir, pourtant il n’en fait rien. Ce n’est pas pour autant qu’il s’émeut de sa comédie d’agonisante. Quand elle pousse le culot jusqu’à se donner l’air de l’inviter à prendre ses aises, il se fait la réflexion qu’elle s’est étonnamment bien approprié les lieux. « Cessez de geindre, voulez-vous ? Quel que soit votre problème, je doute qu’il soit assez sérieux pour vous dispenser d’arriver à l’ouverture du cabinet et de patienter dans la salle d’attente comme tout le monde. » Par simple esprit de contradiction, il temporise en réponse à son geste, dépose tranquillement ses affaires à l’entrée, éclaire la pièce sans un mot de plus. Se souvient-il de leur précédente altercation, de ce qu’il a pu lui dire ? Vaguement. Trop de choses se sont passées depuis – des drames qui relativisent forcément les algarades comme Erina en a le secret. Contre toute attente, Gavrila n’est pas du genre rancunier : son détachement est une cuirasse qui lui évite d’investir émotionnellement la plupart de ses rapports avec autrui – à commencer par les conflits. Par défaut, il a toujours des vacheries en réserve et la plupart du temps, ça n’a absolument rien de personnel. Mais peut-il en dire autant d’Erina ? En vérité, il a probablement oublié l’injonction qu’il lui a faite lors de sa dernière visite à l’Entre-guerre ; celle de ne plus se présenter devant lui et de ne pas se fatiguer à s’excuser. Elle ne le fait pas, du reste. Il doit être le compagnon de dispute idéal à cet égard : pour ces choses-là, il a la mémoire étonnamment courte et lorsqu'on le cherche, on le trouve immanquablement, quand bien même ce petit jeu le fatigue parfois. C’est presque trop facile.

Et la facilité, en ce moment, est peut-être tout ce dont il a besoin. Y a-t-il quelque chose de lointainement réconfortant à apercevoir ce visage connu, qui a encore le temps, l’énergie de jouer sa comédie – preuve que malgré tout, le monde tourne encore rond ? Il n’y pense pas. Il se demande seulement quelles bêtises elle va bien pouvoir débiter, cette fois-ci. Il consulte sa montre, l’air vaguement ennuyé. Malheureusement pour lui, ils ont encore un peu de temps avant son premier rendez-vous, et quelque chose lui dit qu’elle n’a pas l’intention de se laisser déloger par quelques paroles bien senties.

Aussi prend-il le temps de se laver les mains, de les sécher soigneusement, d’enfiler des gants et une blouse. Une fois à la hauteur du lit d’examen, il baisse sur la silhouette étendue d’Erina un regard sévère, incrédule déjà. La maladie du cœur ? se répète-t-il narquoisement. Il répond du tac au tac : « Laquelle ? Il en existe plusieurs. » Oui, il joue au con, fait semblant de ne pas comprendre. Pourtant il saisit très bien ce qu’elle veut dire – un peu trop bien en réalité. Il n’aime pas vraiment cette compréhension à demi-mots. « Je peux vous rediriger vers un spécialiste, si ce n’est que ça : au cas où vous l’auriez oublié, je ne suis pas cardiologue. » Il incline doucement le visage pour aligner son regard au sien. « Encore moins psychologue. » De quels symptômes vous plaignez-vous ? C’est ce qu’il aurait dû lui demander, pour lui laisser une ouverture, pour lui permettre de s’exprimer malgré tout, ne serait-ce qu’implicitement, au figuré. Mais il n’a pas envie de lui faciliter la tâche. Il préfère lui demander d’une voix coupante : « Dois-je vous ausculter ? »
@Erina

Elle est insupportable, se dit-il tranquillement alors qu’elle lui sert encore une de ses mauvaises blagues. Il l’écoute sans sourciller, habitué à ne pas trop lui accorder de crédit. « C’est exactement ce que je me suis dit, oui, mais je n’ai pas l’impression d’avoir essayé de m’en cacher. » L’air de lui dire qu’elle paraît se féliciter d’avoir su déchiffrer un livre d’images pour enfant. À dessein, il ne relève pas le « moment intime » qu’elle évoque et feint de ne pas remarquer sa petite comédie d’enjôleuse : il sait pertinemment qu’elle compte exploiter le moindre petit ressort pour le pousser dans ses retranchements et sa manière de jouer, à lui, est précisément de ne pas lui donner ce plaisir. Aussi prépare-t-il ce dont il a besoin pour l’ausculter sans un mot, tout en l’observant avec un calme trompeur. Il veut croire qu’il se moque, au fond, de ce qui l’oblige à se montrer si frivole. Du reste elle n’a pas l’air de mesurer les conséquences possibles de son petit flirt apparemment innocent. Sa mâchoire se crispe un peu quand elle le relègue à ce cliché du médecin qu’il connaît un peu trop bien. « Epargnez-moi vos fantasmes de midinette. » la prévient-il en réprimant un soupir. C’est qu’il commence à avoir un net aperçu de son état et que, comme le laisse déjà entendre le rire qui lui échappe des lèvres, lui non plus ne trouve rien de drôle dans tout ça.

À ce moment-là, il arrête de la regarder. Il sait très bien ce que lui aurait dit son épouse. De ne pas rester de marbre ainsi, de la rassurer un peu, de faire en sorte qu’elle se sente autre chose qu’une coquille vide : quand une fille – une femme aurait-elle rectifié – entre dans un quelconque jeu de séduction, tout timide soit-il, ce n’est pas pour qu’on y reste insensible. Il a pourtant l’impression d’être incapable de lui fournir ce genre d’aide-là. Du moins aurait-il pu la remercier pour son compliment maladroit, sincère ou non – hélas, lui-même ne croit nullement en l’attrait de sa blouse, peut-être parce que la réalité du métier en a complètement désenchanté le symbole.

Son plateau est prêt et Furieux s’enroule lentement autour de ses clavicules. Erina, elle, s’impatiente. Il n’aime pas la façon qu’elle a de les mettre dans le même sac – et il ne veut pas croire que sa petite indignation intérieure vienne du fait qu’elle puisse avoir raison, en un sens. Il encaisse son clin d’œil sans broncher et s’emploie aussitôt à ne pas la laisser inverser les rôles, enfilant les écouteurs de son stéthoscope et soulevant doucement le t-shirt d’Erina pour y glisser le pavillon métallique, aussi froid et aseptisé que son regard, à la hauteur de sa poitrine. Il écoute attentivement ses battements cardiaques, sans l’effleurer directement. Peut-être a-t-elle voulu rendre la situation ambiguë ; peut-être prend-il un malin plaisir à l’en empêcher. Il a toujours été très doué pour désexualiser complètement les contacts avec ses patients : rien de pire, disait sa femme, qu’un médecin dont on sent à travers son toucher qu’il est libidineux. « Qu’est-ce qui pourrait ne pas aller pour moi, à part votre intrusion matinale ? » répond-il dans un murmure. Il déplace le pavillon, la regarde au fond des yeux. « Seriez-vous en manque d’affection, Erina ? Vous devez être particulièrement désespérée pour venir me chercher, moi, sur ce terrain-là. » Son cœur semble aller tout à fait bien. Il ne le lui dit pas encore. « J’aurais pu faire l’effort de vous inviter à dîner si vous aviez été moins pénible, aussi me contenterai-je de vous mettre en garde : je vous conseille de ne plus jouer à ce petit jeu-là, avec qui que ce soit. Quel âge avez-vous ? Dix-huit ans, tout au plus ? Un médecin moins scrupuleux aurait déjà eu mille occasions d’en profiter. Qu’auriez-vous fait alors ? » Sans paraître s’apercevoir de ses propres provocations, il retire le pavillon et lui intime de se redresser en position assise afin qu’il puisse le glisser dans son dos. Ses paroles trahissent-elles un semblant d’inquiétude ? Il se persuade que non, déjà prêt à l’empêcher de s’en enorgueillir.
@Erina

Gavrila esquisse un sourire presque sardonique lorsque le vilain mot de « déni » est prononcé. Se félicite-t-elle de sa supposée trouvaille ? À vrai dire, celui-ci est écrit sur son front depuis l’Effondrement et il n’a jamais vraiment cherché à cacher son rapport au travail – un exutoire, une échappatoire, qu’importe : il a trouvé ses propres mécanismes de défense, ses propres louvoiements, à défaut de savoir se tenir sur une ligne droite qui ne s’apparenterait pour lui qu’à une succession de murs à défoncer, quitte à faire disparaître les autres, et lui-même, sous une pluie de gravats. De fait, il ne sait pas toujours qui, exactement, il cherche à épargner dans sa pitoyable tragédie personnelle. « Je vous remercie pour la thérapie et l’économie que vous me permettez de faire sur la consultation de ce psychologue que je n’irai jamais voir. » susurre-t-il froidement. Son ventre se creuse un peu, pourtant. Vous sentez la mort. Quelle ironie pour quelqu’un qui sauve des vies. Est-ce celle qu’il n’a pas réussi à sauver, la plus importante de toutes, qui l’a ainsi empuanti ? Dans ce cas, il est condamné. Sans rétorquer qu’il n’a nullement besoin d’affection – il y croit d’ailleurs dur comme fer –, il poursuit son examen, un peu plus attentif qu’il ne l’aurait voulu aux variations de cet être si chaotiquement animé.

Vingt-trois ans. Le soigneur souffle moqueusement par le nez. « J’étais tout de même un peu moins crétin que vous à cet âge-là. » remarque-t-il avec une insolence faussement distraite. Sa femme aurait certainement assuré le contraire, de même que le font ses propres yeux avec une amère autodérision à cet instant. Il n’insiste pas. Se sent-il vieux ? Aigri ? Peut-être. Il pense surtout crouler sous le poids d’une conscience trop aiguë, chancelant elle-même sur les pieds cassés d’une vérité irréparable : celle qu’il n’a plus à ses côtés la personne qui lui aurait permis de vieillir sainement. Les années ne veulent plus dire grand-chose en dehors du prisme du regard d’Ivana. Ainsi, en un sens, le terme « zombie » employé par Erina est douloureusement pertinent.

Oh, il a une sainte horreur de ces introspections. Et plus encore des pénibles aveux qu’il ne peut décemment pas ignorer. Il aurait pu faire semblant de ne pas avoir entendu, de ne pas comprendre ; hélas il en est bien incapable. Son geste se suspend, puis sa main se retire pour de bon. Abusée, déjà ? Ses yeux cherchent les siens, comme pour y trouver et y lire la toile déchirée de ses souvenirs. Il a appris, durement, à n’exprimer aucune pitié aux victimes qui n’en voulaient pas, et il lui semble, à en juger par la désinvolture contrefaite d’Erina, par sa manière toute provocante de saisir quelque opportunité sans lendemain, qu’elle est sûrement de celles-là – vraiment ? Ses paupières se plissent légèrement. « Vous m’invitez ? demande-t-il en imitant sa nonchalance. Car pour ma part je ne crois pas l’avoir fait. » Le sourire est fugace, sans douceur, mais sans acidité non plus. Il n’a pas refusé. Toutefois, plutôt que de le faire remarquer, il se résigne à mettre les pieds dans le plat : « Que faisiez-vous avant, Erina ? »

@Erina

Erina, c’est indiscutable, a une curieuse façon de feindre la sollicitude. Il ne sait si ça l’agace ou l’amuse ; un peu des deux sans doute. Il a bien conscience, lui, qu’ils n’ont tous deux aucune leçon à recevoir de l’autre, au fond. S’il avait été un ami, un vrai, il lui aurait rétorqué qu’elle n’a nul besoin de jouer cette pauvre comédie d’utilité en sa compagnie ; qu’elle peut se permettre, avec lui, de ne servir à rien ; qu’elle se fourvoie en cherchant une quelconque rédemption dans ce sentiment d’avoir été utile à son prochain et qu’elle devrait envoyer valser tous ces cache-misères une bonne fois pour toutes. Seulement, il ne se sent pas son ami, il ne se sent l’ami de personne à cet instant, pas même d’Hee-Jun qu’il mord finalement plus qu’il ne réconforte. Et après ?

Quand elle l’enlace sans prévenir, il ne la repousse pas. Il ne fait que se raidir dans ses bras. Silencieux. Craint-il que sa brusquerie ne soit mal interprétée ? Il l’ignore. Est-ce une forme de délicatesse ? Il ne l’aurait jamais admis. Peut-être le geste est-il trop surprenant, au point de le saisir, de le tétaniser. Pourtant il ne se dérobe toujours pas, comme s’il savait pertinemment que c’était ainsi, et pas autrement, qu’elle devait mener sa propre thérapie ; comme s’il comprenait intimement qu’elle l’étreignait et le rassurait de fausses promesses pleines d’espoir exactement comme elle aurait aimé qu’on l’étreigne et la rassure de fausses promesses pleines d’espoir. Elle lui fait mesurer ses insuffisances, c’est vrai, parce qu’il ne peut s’empêcher d’objecter : « Je crains que vous ne vous avanciez beaucoup. » Car lui croit déjà savoir que tout ira de mal en pis.

S’il ne lui rend pas son étreinte – il n’y songe même pas – il sourit fugitivement contre son épaule : « J’ai toujours été un petit con fini. » déclare-t-il avec conviction. À défaut de pouvoir la consoler comme elle le voudrait – plus ou moins consciemment –, il se permet une confidence, en prétendant que ses mots, oui, peuvent aussi avoir quelque poids sur lui – c’est faux, évidemment, mais puisqu’elle a besoin de mensonges, il peut bien fournir cet effort-là : « Quelque part, je crois que vous me vexez, à force de prétendre qu’il s’agit juste d’une sorte de carapace. Vous croyez que je fais le con pour ne pas m’attacher aux gens, pour me protéger de ce que les autres pourraient m’apporter, et donc de ce que je pourrais perdre à nouveau ? C’est trop facile. » Il répète : « J’ai toujours été un petit con fini. C’est une qualité et un défaut à la fois, ça dépend des circonstances. Ce qui est sûr, c’est qu’il s’agit du seul trait qui résiste à toutes les épreuves. La beauté se fane, l’intelligence s’aigrit, la respectabilité se salit, mais la petite connerie finie, elle, trouve le terreau le plus fertile dans le malheur. C’est comme ça, je ne m’oblige à rien. » Il aurait volontiers ajouté : ma femme aurait pu vous le confirmer beaucoup mieux que moi, mais il se tait. Il a plutôt envie de laisser échapper une nouvelle vacherie, un truc comme « Vous pouvez me lâcher, maintenant ? » mais là encore, il se tait. Il ne se rend pas compte qu’il s’est un tout petit peu détendu ; à cet égard il ne se dit pas que la chaleur d’Erina a quelque chose de réconfortant, seulement qu’il s’est insensiblement habitué à son geste incongru : en constatant que rien de foncièrement désagréable ne survenait, le ressort de sa méfiance s’est détendu. Ou alors s’est-il simplement résigné à la possibilité qu’elle lui broie les roubignoles encore une fois, sans crier gare. Il n’est plus à une douleur près.

Quand elle se détache enfin, il ne fait aucun commentaire déplacé, se contente de soutenir son regard. Ni jugement, ni pitié. Elle plaisante mornement et il cille avec impassibilité : « C’est à regret que j’accepte votre invitation, déclare-t-il contre toute attente, ignorant encore qu’il ne pourra jamais l’honorer. Mais je tiens à vous dire que vous avez vraiment des goûts déplorables. » Chose étonnante, il ne s’éloigne pas, ne se retranche pas derrière une distance de sécurité pour se soustraire à une nouvelle intrusion. Il comprend instinctivement qu’un écheveau se dénoue péniblement à l’intérieur d’Erina, et qu’à cet instant, il est l’une des aiguilles qu’elle y insère pour défaire les nœuds et ne pas en créer d’autres. Il comprend instinctivement qu’elle aurait peut-être aimé qu’il en fasse autant d’elle ; qu’elle regrette, qui sait, de constater qu’il n’en est pas capable. Tant pis. Il écoute ses confidences, timides encore, qui taisent probablement le pire. Le drame de la pauvreté qu’il a lui-même mesuré en observant ses parents, le charme factice de la frugalité imposée, toute la violence des vies modestes ou indigentes à la périphérie de Moscou lui revient froidement en mémoire. Il l’imagine aisément, bornée par ses moyens, mais pas par son esprit et ses ambitions, pour son plus grand malheur ; tout ça pour donner ce joli et insupportable nœud de contradictions qui se tient juste devant lui. À quel point ces épreuves l’ont-elles forgée ? abîmée irréversiblement ? Pendant un moment, il songe à insister, à l’interroger sur les mauvais chemins et les regrets qu’elle évoque ; mais il aurait été impudique, n’est-ce pas ? Or, elle l’est déjà assez pour deux.

L’espace d’une seconde, Gavrila devient un ami par mégarde : il fait l’effort de ne pas se mettre en colère, de ne pas s’agacer ouvertement en écoutant ses dernières exhortations. Il doit se faire violence pour ne pas les balayer comme des mièvreries bien-pensantes de fillette qui ne sait pas ce qu’elle dit. À quoi bon ? « Ne vous prenez pas pour le messie, Erina, murmure-t-il, étonnamment sans dureté. Je me réjouis sincèrement de constater que vous avez enfin la volonté de vous aider vous-même – c’est tout ce que je vous souhaite. Mais arrêtez de croire que votre salut passe par celui des autres. Ou que votre valeur doit se mesurer à l’aune de l’utilité que vous croyez avoir pour eux. » Il prend une grande inspiration. « Vous ne vous êtes jamais dit que je pouvais, tout simplement, ne pas avoir envie d’avancer ? Ne pas avoir envie d’être aidé ? Est-ce si difficile à comprendre ? Est-ce si douloureux à admettre ? » Il sourit moqueusement et termine sur une taquinerie : « Faites ce que vous faites de mieux : ne pensez qu’à vous, avancez comme vous le dites si bien et laissez derrière tout le reste, sans chercher à traîner le moindre poids mort. Ça ne fera pas de vous quelqu’un de seul, encore moins de mauvais : ainsi vous en rejoindrez d’autres, aussi volontaires que vous ; quant à ceux laissés derrière, ils pourront toujours contempler vos progrès de là où ils sont, s’en inspirer peut-être ; mais je crois franchement que vous auriez tort de vouloir leur imposer votre impulsion. Au mieux vous en voudront-ils, au pire vous entraîneront-ils en arrière avec eux. » Il finit par hausser les épaules : « J’allais vous demander si vous vouliez un arrêt de travail, mais c’est vrai que vous ne faites toujours rien de votre vie. » raille-t-il comme pour rompre le charme des métaphores et revenir à son sarcasme habituel. « À moins que vous n’ayez enfin commencé à concrétiser votre projet professionnel ? »

@Erina

Il s’abîme dans un long silence quand elle fait à nouveau de lui un réceptacle vide où projeter toutes ses représentations erronées.  De fait, ce n’est pas lui, mais cette fois, il ne se fatigue pas à le lui réexpliquer : elle est sourde à la vérité qu’il lui présente, constate-t-il aisément, elle tient à ses mirages, et il n’a évidemment pas la prétention de parvenir à la dessiller. Sans doute n’est-ce pas le bon moment ; sans doute n’est-il pas l’homme de la situation ; aussi lui cède-t-il presque volontiers, du moins sans jugement, l’illusion consolatrice d’avoir raison.

Il est pris d’un imperceptible sursaut quand elle fait éclater sa joie au creux de ses mains et lève aussitôt les yeux au plafond, comme pour s’envelopper ostensiblement dans son propre personnage, l’air de dire qu’il a effectivement foutu le pied dans le chausse-trape du baby-sitting. Sa main tressaille lorsqu’elle a cette façon tout enfantine d’entrelacer leur petit doigt pour sceller leur promesse et il est bien obligé, alors, d’accompagner ce geste d’un claquement de langue excédé : « C’est d’un niais, Erina… ! Gardez donc vos germes pour vous, je vous prie. » Il feint de reprendre sa main et de la rapatrier contre lui avec une expression faussement outragée tandis qu’elle planifie candidement leur invraisemblable dîner. Il fronce le nez quand elle mentionne la cuisine russe. Sa mère lui aurait dit qu’il s’agit d’une cuisine de survivant, celle qui permet d’endurer les conditions extrêmes. « Généreuse, se contente-t-il pourtant de dire, comme la plupart des cuisines, je suppose. » En vérité, ce n’est pas spécialement celle qu’il voudrait manger. Après tout, pourquoi se comporterait-il comme si ce devait être son tout dernier dîner ?

Il y réfléchit encore au moment où les paroles plus ou moins graves qu’il a prononcées plus tôt semblent de nouveau pépier dans l’esprit vagabond d’Erina. S’il avait un cœur, celui-ci se serait probablement serré à l’évocation de ce système pyramidal qu’elle croit immuable. « Aider autrui ne revient pas toujours à faire ce qu’il veut ou ce qui lui plaît, soupire-t-il enfin. Vous êtes d’ailleurs bien placée pour le savoir : vous essayez de m’aider, et ce faisant vous me faites royalement chier. » Il cille lourdement. « Quant à faire absolument ce qu’on attend de vous… Ne vous ai-je pas déjà dit que c’est peut-être le meilleur moyen de vous détruire ? Vous avez l’air de croire qu’aider les autres peut voire doit forcément consister à vous immoler. C’est crétin, tout de même. »

Il remarque l’expressivité soudaine de ses yeux qui hurlent plus fort que sa voix ne peut le faire ordinairement. Oh, peut-être a-t-elle compris plus vite que lui ce qui arrive, après tout. Elle se rhabille, rassemble ses affaires, toujours avec éclat. Elle s’est agacée à retardement et, quelque part, il s’en réjouit, sans bien savoir pourquoi ; il se contente de lui adresser un petit sourire insolent en agitant doucement la main pour lui dire au revoir. Et quand elle revient avec l’impétuosité d’une tornade, il paraît à peine surpris, poussant l’impertinence jusqu’à répondre avec un air faussement conciliant : « C’est bien d'un dîner galant qu'il s'agit, dans votre esprit de midinette désespérée, n’est-ce pas ? s’enquiert-il avec un pli narquois au coin de la bouche. Dans ce cas pourquoi ne pas filer le cliché jusqu’au bout en optant pour un restaurant italien ? » Mais elle est déjà repartie. Il ne sait pas si elle l’a entendu ; tant pis. Sans plus tarder, il regarde autour de lui, et ses épaules s’affaissent invinciblement. Ce qu’elle peut être épuisante ! Il a l’impression d’avoir déjà reçu une vingtaine de patients alors que sa journée n’a même pas encore commencé. Terrible Erina.

@Erina