Si Dorothea avait toujours rêvé secrètement de participer à une aventure digne d’un roman de fantasy, ses désirs se voyaient douloureusement écornés depuis qu’elle s’était attaquée à un dragon de métal. Outre le fait qu’elle avait participé à la destruction d’un bien ne lui appartenant pas, la Canadienne avait été fortement chamboulée par ce qu’elle avait découvert. Le projet Niddhog, le nain colérique, l’architecte Mirko, l’effacement de souvenirs… Rien ne tenait la route, tout était trop réaliste, tout cela était trop bien improbable.

Sans les ecchymoses qui avaient élancé son corps pendant plusieurs jours et le numéro de Rachel inscrit dans son répertoire, Dorothea aurait transformé ces souvenirs en fabulations. Sans les mots de Rachel, parfois accompagnés de ceux de Pavel, elle aurait cru avoir tout inventé. Mettre des mots sur ce qui s’était passé, savoir que d’autres la croyaient et, surtout, partageaient les mêmes réminiscences qu’elle avait quelque chose de rassurant.

Dorothea n’aurait su dire qui avait proposé qu’ils se retrouvent tous pour simplement échanger de vive voix, face à face, sur ce qui leur était advenu à Polaris. Tout ce dont elle était certaine résidait dans le fait qu’elle avait rapidement accepté. Le lendemain, elle se retrouvait face à la porte de l’appartement, une main serrant un sac en papier kraft.

Pas peu fière, elle ramenait une des confections qu’elle avait créé au sein de la boulangerie de Rosario. Le plus difficile avait été de garder l’homme à l’oeil : il aurait été bien capable d’échanger avec l’une de ses surprises du chef, comme un assortiments d’éclairs chocolat-réglisse.

Du bout des phalanges, Dorothea frappa à la porte. Lorsque cette dernière s’ouvrit, la Canadienne tendit le sac devant elle.

— Surprise ! J’ai ramené un cake à l’ananas !

Petite pensée pour Mirko et sa recette.

Le climat à l’intérieur était étrange : chacun marchait sur des oeufs, faussait ses sourires, Dorothea la première. Tous trois savaient très bien ce qui les réunissait ici aujourd’hui mais personne n’osait prononcer le premier mot. La Canadienne se demanda si confectionner ce gâteau avait été, au final, une bonne idée. Après réflexion, cela sonnait comme un des blagues (peu drôles) de Rosario.

Le mal étant fait, Dorothea ne pouvait plus que constater les effets de son acte.

Rejoignant le couple dans leur cuisine, Dorothea chercha quelques mots à prononcer, une aide à proposer.

Les débris de vaisselle répondirent à sa requête. La faïence recouvrait le sol, s’échappait des doigts tremblant de Rachel. Mûe par un réflexe, Dorothea tendit sa main pour sauver l’une des assiettes. In-extremis, l’objet rejoignit ses doigts qu’elle replia vivement dessus. Si sa télékinésie était encore limitée, elle se montrait utile… pour sauver une assiette parmi toutes celles déjà brisées au sol.

La Canadienne posa l’assiette sur le meuble le plus proche avant de saisir les poignets de Rachel, la stoppant dans sa fouille méthodique. La jeune femme affichait un regard perdu, comme si son esprit était en roues libres.

— Je vais m’en occuper Rachel. (Mieux valait l’éloigner de la pièce, de tout objet pouvant se briser ou la blesser) Je vais faire le service. Va t’asseoir dans le salon, d’accord ?

L’invitée devenait l’hôte improvisée. Relâchant Rachel, la Canadienne l’amena elle-même vers la pièce en question ou, plutôt, la guida dans les couloirs en cherchant le dit-salon. Heureusement l’appartement n’était guère vaste et Dorothea put laisser Rachel s'appesantir dans un divan.

Espérant que la jeune femme ne commettrait rien de dangereux, Dorothea rejoignit promptement la cuisine.

— Tu veux de l’aide pour nettoyer, Pavel ?

Cherchant de quoi ramasser la faïence sans se couper, Dorothea souffla quelques mots à l’homme.

— Elle ne s’en est pas remise, n’est-ce pas ?

Est-ce qu’aucun d’eux s’en était remis, en réalité, de cette expérience ?

« Mais toi, ça va ? »

La question fit tressaillir Dorothea. Son index dérapa, s’entailla sur un fragment de faïence. La femme porta le doigt à sa bouche pour apaiser la blessure, cherchant quoi dire. Depuis sa sortie des mines, la Canadienne s’était plongée à corps perdu dans le travail pour mieux passer le cap, mettre tout ceci derrière elle. Mais, au final, elle se rendait compte qu’elle n’avait jamais réellement pris le temps de se poser et de réfléchir à ce qu’elle avait vécu.

— Je pense que ça pourrait être pire.

Mais ça pourrait aller mieux. Pour autant, encore une fois, Dorothea ne s'appesantit pas sur sa propre personne. Elle s’inquiétait beaucoup trop de l’état de Rachel. Prenant les assiettes tendues par Pavel, Dorothea les ramena au salon avant de s’asseoir sur place libre, du bout des fesses. La tension demeurait palpable. Dorothea n’osait même pas toucher à son couvert, figée sur son assise.

« Est-ce qu’on est censés aller voir la police ? Leur dire.. ce qui s’est passé ? Leur dire, ce qu’on a fait ? »  

Excellente question. Dorothea fixa du regard sa fourchette laissant sa télékinésie la faire tourner lentement. Son esprit était presque hypnotisé par cet étrange ballet. Pour autant Dorothea savait qu’elle ne pouvait pas fuir à jamais ce sujet. C’était pour s’y confronter qu’elle était venue ici. Ils avaient tous besoin de poser des mots sur ce qui leur était advenu.

Ses doigts se posèrent sur la fourchette, la figeant.

— Nous croirons-t-il si on leur dit ce qui est arrivé ? Si on en parle, on risque d’être perçus comme des coupables et non des victimes.  

Dorothea n’osa pas proférer à voix haute que Pavel risquait bien pire qu’eux. Si Mirko avait couvert leurs actions, ce n’était probablement pas pour rien. La Canadienne craignait même que l’homme les contacta un jour pour leur réclamer un nouveau service. Il avait beau avoir combattu à leurs côtés, la jeune femme demeurait suspecte à son égard.

— Sans compter tout ce qui se passe actuellement avec les différents pays… On risque de mettre le doigt dans un engrenage bien trop gros pour nous.  

Les discussions politiques n’avaient jamais été son fort. Saisissant sa fourchette, Dorothea trancha un morceau de pâtisserie. Pour autant, elle demeura la main en suspens, n’osant pas porter le morceau à sa bouche.

— Si Mirko nous a couvert, ce n’est sûrement pas pour rien. Je n’ai pas envie de finir coincée dans un conflit entre pays. On est de simples citoyens. On n’a pas être engagés là-dedans.