Pour combattre ses ennemis, il faut d’abord les connaître. Georgina sait les siens, sait ce qu’elle redoute plus que tout : le regard, le jugement. Les pupilles qui se promènent sur sa peau, sans aucune pudeur. Les mots aiguisés qui s’infiltrent dans l’âme et qui y restent, un poison lent et douloureux. Voilà ce qui l’effraie, ce qui la nuit la tourmente, la tient éveillée, loin des bras de Morphée. Cela pourrait être une remarque insignifiante, un passant qui désapprouve, un inconnu qui sourit, pour Georgina, ce seront tout autant d’échec : elle n’aura pas réussi à se montrer sous le meilleur angle. Elle n’aura pas réussi à se montrer parfaite. Et c’est pour cela qu’elle a créé Hannah, pour se protéger. Hannah elle, ne doit pas échouer, mais si cela devait arriver, alors ainsi soit-il.

Autant dire que la chute d’aujourd’hui était un échec, et pas des moindres. Et nul besoin de préciser que Georgina était en train de bouillir, elle était rouge, de honte. son coeur battait à tout rompre, ses joues étaient feu, et Icare était bientôt cendres.

« Oh je vais bien, très bien. Tu penses que MOI j’ai dû prendre une bosse ? » Comme si c’était elle qui avait mal fait les choses. « Je pense que TU n’as pas été assez prévoyant. Je te l’avais dit ! La sécurité, les règles, les consignes. Ce n’est pas important pour rien. Heureusement que ce n’était que moi aujourd’hui, mais imagine que c’était.. un enfant ?! » Oh cela l’enrageait clairement, elle ne savait même pas pourquoi cette piste existait. Tout comme elle ne pouvait pas le comprendre : pour apprendre, il faut parfois faire des erreurs, et se blesser.

Mais les erreurs n’étaient pas une option pour la demoiselle. Elle n’avait jamais appris en tombant, seulement en ne prenant jamais de risques.

Icare pouvait-il comprendre la peur qu’elle avait eu, lorsqu’elle n’avait plus le contrôle de sa carapace ? C’était comme voir sa vie lui échapper. Elle n’avait qu’à lui montrer. « On remonte. » Elle lui attrape alors le poignet sans ménagement, et l’entraîne de nouveau vers la montée. « Mets-toi à plat ventre et dévale la pente, tu verras ce que ça fait. » Et le pire dans tout cela, c’est sans doute qu’elle le lui demandait avec tout le sérieux du monde… « Tu verras comme ça fait peur » marmonne-t-elle à voix basse. La peur, toujours.

Peut-être Georgina exagérait-elle. Rien qu'un peu. Elle était dramatique, n'est-ce pas? Elle n'avait rien de cassé, elle allait bien. Ils étaient là pour s'amuser, après tout, par pour devenir furies enragées. Alors elle allait forcément bien. Mais elle avait les yeux rouges, comme son regard qui, de braise, le foudroyait jusqu'au plus profond de son âme. Oh, il avait un peu plus peur de la jeune femme que de la descente qu'elle lui promettait.

« Ecoute Han', je t'assure que j'avais aucunement en l'idée de te faire glisser sans carapace jusqu'en bas de la piste? C'était une simple erreur! Des choses qui arrive, sécurité ou non, et puis, c'était seulement pour le fun, tu sais bien, non? »

Mais elle est têtue, elle marmonne, elle fronce les sourcils et il sait, il sait, il entend simplement qu'elle a eu peur, Georgina. Car elle n'a jamais appris en tombant, quand lui était enfant turbulent. Elle n'a pas eu ses jolis genoux écorchés, lorsqu'il les avait à sang. Non, non, Georgina apprend en restant toute droite, en observant, en jugeant. Et c'est peut-être aussi pour ça, qu'elle a eu si peur, qu'elle a cette gravité dans la voix.

« Oh, voyons, sois aussi raisonnable que tu te prétends l'être, non? Tu ne vas quand même pas me forcer à dévaler cette pente à plat ventre entièrement? Je me doute que c'était moins fun parce que tu auras peut-être quelques bleus, mais ce n'était que sur la fin? »

Il ressemblait à une souris prise au piège, Icare, mais il essayait aussi de se trouver des excuses, de se faire pardonner, peut-être. Car il ne voulait pas que sa nouvelle amie lui en veuille autant. Et il était si naïf, qu'il serait bien capable de se laisser glisser le long de cette pente si elle insistait.

Et elle marmonne, elle marmonne, marmonne encore dans sa barbe inexistante, elle rouspète, encore et encore, à voix basse, de manière si peu audible qu’elle-même n’est pas très sûre de ce qu’elle est en train de dire. Elle n’est plus que l’océan d’émotions qui danse dans ses entrailles : peur, anxiété, rancune. Et c’est un océan qui frémit, qui bout, qui entre en ébullition. Puis le feu de la colère s’éteint, et l’eau se calme, bien qu’elle soit toujours brûlante. Georgina croise les bras, fixant son regard vers l’horizon lointain, comme elle le fait toujours lorsqu’elle sait qu’elle s’est mal comportée. Elle a réagi à vif et à tort. « Ok d’accord… pardon, je te crois. Oui oui, je sais bien, je sais bien… le fun… » Elle grimace en prononçant ce mot. F-U-N, trois petites lettres qu’elle a si peu connu, qu’elle ne saurait le décrire avec ses propres mots. De souvenir, l’expérience la plus fun qu’elle ait eue, c’est le séminaire sur les femmes d’influence organisée par son entreprise pour la journée internationale des droits des femmes. L’une de celles qui l’avaient marquée s’appelait Beatriz avec un palmarès impressionnant pour son jeune âge. « Tu as raison, Icare. Je ne sais pas lâcher prise. Je crois que c’est bête mais je me sens coupable d’être là pour… du fun, alors que je n’ai même pas de travail, et que je profite des aides mises en place pour l’intégration des nouveaux Célestiens. » Bref, elle n’avait pas la conscience tranquille. « Tu crois que je vais trouver du travail un jour ? »

Alors enfin, elle lui adresse un sourire bref, cette fois sincère. « Non en fait, ne parlons pas de travail. On est là pour le fun, seulement le fun… » Du haut de la piste, elle observe de nouveau tous ces autres Célestiens venus s’aérer l’esprit. D’accord, si les autres pouvaient le faire, alors elle aussi. « Bon, pour te remercier pour aujourd’hui, je paie le prochain tour d’accord ? Mais prochain et dernier tour bien sûr. Ensuite on rentre parce qu’il faut quand même que j’aille consulter toutes les offres d’emploi d’aujourd’hui et préparer mes prochaines candidatures et entretiens. » C’était un demi-échec, le travail occupait toujours une bonne partie de la vie de Georgina. Ou un demi-succès peut-être. Ce n’était pas rien d’avoir réussi à la faire accepter de son plein gré un deuxième tour.  

Icare la regarde de ces yeux un peu attristés (c'est qu'il sait cette empathie qu'il garde trop en son cœur). Elle ne s'est toujours pas détendue, Georgina. Elle n'est toujours pas bien habituée à cette vie qu'elle se dicte stricte par elle-même. Elle préfère se la jouer femme forte et sérieuse qu'enfant quelques minutes. Et il ne peut lui en vouloir, seulement essayer (sans s'arrêter) de lui faire ouvrir les yeux, de lui faire comprendre à quel point elle devrait certainement se détendre, parfois.

Mais elle semble avoir du mal à le faire naturellement, encore plus une fois forcée.

« Si un gars comme moi a su trouver un job, je suis sûr que ce sera aussi ton cas, ne t'inquiète pas. »

Car d'entre eux deux, c'est certainement elle, la plus responsable. Comme le prouve cette course sur carapaces. Mais il y a un magnifique sourire qui fleurit sur les lèvres d'Icare, car il est bien heureux de cette proposition. C'est un peu une victoire, n'est-ce pas, qu'elle ait accepté une nouvelle course? Il la battrait à plate couture, si bien qu'elle en oublierait ses bleus et les offres d'emplois qui attendant sur le bureau tout vide.

« Une telle proposition... Ca ne se refuse pas! J'accepte. Mais si je gagne, il va falloir qu'on remette ça, hm? Promis, cette fois tu ne glisseras pas. Et je te battrai à plate couture, évidemment. »

Et il la prend par la main pour la guider vers le FUN.