Hannah est un prénom parfait. Un palindrome gracieux et équilibré.
Hannah représente cette vie parfaite que Georgina rêve d’avoir.
Alors Georgina préfère qu’on l’appelle Hannah, ou plutôt, Hannah s’appelle en réalité Georgina ; tout dépend comment et quand vous avez connu la jeune fille.

Et pourtant, Georgina n’est pas née avec ce complexe, et même cette obsession, d’être quelqu’un d’autre, de se cacher, de cacher ce qu’elle est, de se montrer à la lumière.

Deuxième génération d’une famille coréano-américaine, et petite dernière de la famille, sa vie était banale et simple, comme ces gens gris et grisonnants qui marchent dans la rue. Gris, comme la couleur qui s’est renversée sur sa vie, sa vie qui a été toute tracée à l’acrylique dès son plus jeune âge. Elle n’a jamais décidé Hannah, elle a suivi ce qui était mieux pour elle. C’était confortable de ne pas réfléchir, c’était confortable de suivre les autres, de marcher sur les traces des aînés. Elle s’est jetée à coeur ouvert dans ces moules dépigmentés, et elle a laissé les autres façonner ses « tout » et ses « rien », elle a été ce que ses parents ont voulu qu’elle soit : une élève modèle, une ingénieure.

Alors ingénieure elle est devenue. Tel un pion gris sur un échiquier qui n’est ni blanc ni noir, elle a laissé les autres jouer à sa place. Elle a écouté, et elle a tout fait dans ce seul et unique objectif ; les nuits à travailler, les jours à ne pas sortir, les années à se couper du monde. C’était comme une obsession : elle ne voulait pas décevoir. Sa grande soeur avait réussi, son grand frère avait réussi - elle devait réussir, ce n’était pas un choix, c’était devenu un devoir.

L’hiver 2018, elle parvient donc à intégrer Google en tant que stagiaire, découvre un maître de stage pas vraiment à la hauteur de ses espérances, et un univers du travail loin de ce qu’elle imaginait être : pas aussi cruel, pas aussi froid, pas aussi impitoyable que dans ses craintes. Elle y  a découvert le monde en fait, et elle a découvert qu’au-delà de ses compétences robotiques, elle ne savait pas réellement qui elle était, ni ce qu’elle faisait là au final. Là où il lui semblait toujours devoir courir à un rythme effréné, les autres travaillaient plus lentement, mais avec passion et dévouement. Georgina, elle, exécutait pour produire plus, mais pas mieux. Sans grande conviction, sans émotions. Elle avait ce dream job mais elle n’était pas heureuse. Cette réalisation fut comme une révélation.

L’engrenage avait alors arrêté de tourner, rouillé par la première pluie de couleurs qui était tombée dans sa vie.

Elle voulait partir à la recherche de ses propres couleurs, de ses propres nuances, elle voulait se débarrasser de ce gris sur sa peau.

C’est là que le Kamikakushi est arrivé.

Lors de ces premières vacances qu’elle s’est autorisée, où elle est partie, seule, à la découverte d’elle-même. Elle avait été épargnée par le drame.

Son père, sa mère, son frère, sa soeur, le peu d’amis qu’elle avait, son maître de stage, ses collègues, tous ses points de repère en fait, ils étaient tous tombés, morts sans doute, emportés par cet orage qui a ouvert la terre tel un terrible jugement. Eux mourront, et elle vivra, mais, maintenant qu’elle n’avait plus personne pour la guider, qui était-elle et qui devait-elle être ?

Elle ne savait pas.

Alors elle a commencé à détester Georgina, celle en qui elle ne se reconnaissait plus. Celle qui n’était pas parfaite, celle qui n’était qu’un déguisement, celle qui n’était qu’une couche de gris sur sa peau, celle qui n’était qu’un prénom qui avait accompli des choses qui ne l’intéressaient même pas particulièrement.

Elle s’est faite appelée Hannah, et Hannah est partie avec un sac sur le dos, a rejoint quelques brèves connaissances, et est partie en cavale à travers l’Amérique, à ne pas savoir pourquoi elle s’efforçait de rester en vie et à affronter l’horreur et la terreur qu’était ce quotidien auprès des Transcendés.

Oh, au fond, elle savait pourquoi : elle rêvait de partir à la pêche au bleu, au rouge, au jaune et de comprendre qui elle pouvait être et comment elle pouvait apporter une petite pierre à l’édifice de ce monde.

Mais cinq ans, cinq ans c’est suffisant pour perdre l’espoir, la motivation, l’envie de continuer dans le vide : quelle pierre y avait-il à apporter ? Aucune. Ce monde était en ruines, ce n’était qu’une question de temps avant que l’humanité ne s’éteigne. Elle ne voulait pas faire partie de cette histoire-là. Elle ne se reconnaissait nulle part.

Alors elle sauta.  

Elle sauta et il lui sembla apercevoir de multiples arc-en-ciels. Était-ce une hallucination ou son imagination, elle ne sait pas trop.

Lorsqu'elle s'est réveillée de sa chute, elle ne savait pas depuis combien de temps elle était restée inconsciente, ni même comment elle avait survécu. C'est vrai, des rumeurs disaient qu'il y avait deux mois, on avait aperçu des survivants du Kamikakushi en Russie. Elle n'y avait pas cru. Et pourtant, la voilà en vie, en chair et en os. Prête à aller découvrir à son tour un monde en couleurs ; son monde en couleurs.