— when this black sun revolved around you

Requiem lui donne envie de vomir. Voilà c'est dit. Pour une cité de lumières, Rory la trouve bien crasse cette ville aux milles lampadaires. Une tâche trop brillante, trop vive sur cette grande constellation noire qu'est la Vallée. Un point d'ancrage, le phare amenant à lui toutes les ombres sinistres de la région, y compris la sienne. Lui ne veut que les paysages les plus discrets et les plus décharnés qu'il soit, des contrées vides aux contours secs et aux charmes sans prétention. En cela le Désert lui convient bien. Pas comme cette capitale qui brille impudiquement comme un sapin de Noël trop décoré au milieu d'une maison criarde. À vrai dire, Rory ne s'y rend que lorsque c'est strictement nécessaire, comme cette semaine-ci où il est venu conclure une transaction avec un acheteur important.

Comme toutes les fois où ses bottes battent le pavé de Requiem, Rory traine des pieds. Il observe d'un regard médisant les rues beaucoup trop illuminées, les passants aux visages blafards sous les éclairages, cette voûte céleste qui lui fait plisser les yeux lorsqu'il a le malheur de la fixer. Alors qu'il s'apprête à maudire à haute voix cette foutue ville, son regard croise celui d'un visage connu. Du moins le croit-il. Sur un mur, cette paire d'iris insolents qui le dévisagent, semblent même presque le suivre alors qu'il hausse les épaules et s'apprête à reprendre sa fuite, pressé de retourner se cacher dans la lueur éclatante de son soleil désertique. Toutefois, un frisson lui parcourt l'échine. Il s'arrête, s'émerveille sans doute pour la première fois depuis longtemps devant les coups de pinceaux grossiers sur cette affiche. Ce visage lui rappelle quelqu'un. Et il baisse la tête, songeant en silence à la moue maussade de sa femme d'avant. Mais il sent son coeur bondir sous sa poitrine :

▬ Raphaëlle ? Parce que c'est bien ce nom qui est imprimé sur le papier jauni.


Trouver le cabaret mentionné sur le prospectus n'est pas bien difficile. C'est un établissement plutôt populaire à ce qu'il parait. Rory ne comprend pas pourquoi. Il a un haut-le-coeur en en franchissant les premières marches.
Le temps du trajet, sa poitrine s'est affaissée. Il fait semblant de ne pas y croire. C'est sûrement une coïncidence n'est-ce pas ? Son épouse est morte il y a cinq ans. Il a fait son deuil et ça ne lui a rien couté. On lui a toujours répété de ne pas regarder en arrière.
Mais voilà, il est là, dans un des fauteuils au velours douteux de cet assommoir vulgaire à la clientèle aussi grossière que les costumes de ces greluches qu'ils appellent danseuse. Il est là, malgré son dégoût apparent pour le faste inélégant de cet endroit parce qu'au fond de lui, la flamme ne s'éteint pas et que sous les lampions ardents de Requiem, elle semble vouloir briller elle aussi. Il lui faut tuer cette anomalie avant de retourner chez lui, annihiler une bonne fois pour toute ce vieux fantôme qui a soudainement refait surface.
Alors il soupire, s'enfonce un peu plus sur son siège, là au fond de la salle où les lumières diminuent petit à petit, un verre de gin médiocre sur sa table et il attend.

Il attend sagement que l'on vienne assassiner ses derniers espoirs.

— when this black sun revolved around you

Bientôt c'est dans le silence qu'est plongé le cabaret. La clientèle s'est tue et dans la pénombre tout le monde a le regard rivé sur la scène où doit émerger la star du show. Rory n'attend rien, surtout venant de ce qu'il juge être un vulgaire bouiboui grossièrement maquillé sous des couches de peinture dorée et du velours de piètre qualité. Il a bien tort.

Dans les premiers éclats des projecteurs, se dessine l'ombre fine d'une danseuse, toute en plumes et en noirceur. Dans les premières secondes il a le souffle coupé : en deux mouvements, elle a mangé la lumière. C'est comme si elle absorbait l'étincelant dans le carmin sombre de son maquillage. Quelques battements de paupières, le coeur qui bondit puis se comprime lentement dans son torse, Rory reprend son souffle, reprend son mécontentement et ainsi la magie est défaite : il ne voit plus les paillettes, les bijoux brodés sur le costume, le halo des flammes sous les rideaux. Non ce qu'il voit c'est une belle femme, une belle femme qu'il trouve vulgaire à l'image de son établissement et qu'il dissèque minutieusement dans ce petit coin obscur et secret qu'est sa tête.
Est-ce vraiment elle, Raphaëlle ? Trop maquillée, trop volatile et trop opaque en même temps dans ce délicat costumes fleuri. De son siège, sous le déguisement, entre deux virevoltes, Rory n'arrive pas à trancher. Aimait-elle danser sa femme ? Il lui semble que oui. Mais pas comme ça dans ses souvenirs. Et en fait, il n'est pas certain. Malgré des années de vie commune, il se rend compte qu'il ne lui a jamais demandé ce qu'elle aimait et vice-versa. Hormis son numéro de sécurité sociale, le code de son ancien téléphone, le nombre de parfums de luxe, il ne sait finalement pas grand chose de Raphaëlle. Sinon qu'il l'aime. Il croit ?

Alors est-ce Raphaëlle ?

Perdu dans ses pensées, Rory ne voit pas le temps passer. Lorsque la danseuse se retire, il s'aperçoit que le spectacle est déjà fini. Et qu'il a désormais plus de questions que de réponses, ce qui l'agace fortement.
Alors que faire maintenant ? Hé bien la seule chose qu'il lui reste à faire : gagner du temps de plus avec la belle, juste de quoi balayer ses incertitudes. Oui, oui bien entendu que ça ne peut pas être Raphaëlle. Il lui suffit juste d'un tête-à-tête rapide et zou, il pourra repartir l'esprit tranquille chez lui.

L'idée de s'infiltrer dans les loges est tentante, mais un tour rapide de la salle lui révèle que l'endroit est trop bien gardé. À son grand dam, ici Rory n'est plus personne : il ne pourra certainement pas monnayer son droit d'entrée à coups de billets ou de promesses. Tant pis, il y a toujours cette méthode vieille comme le monde : la traque. Patienter dans une allée jusqu'à la fermeture où apparaitra à nouveau l'oiseau moqueur.

Les minutes passent vite quand il a quelque chose en tête. Bientôt, la demoiselle fait son apparition au détour de la ruelle. Rory n'a plus qu'à lui emboiter le pas et la cueillir dans un passage désert. Il ne se cache pas, ne se donne même pas la peine de faire semblant : il ne fait après tout rien de mal n'est-ce pas ? Il marche simplement dans les cliquetis de ses talons, mains dans les poches, tête baissée. Puis quand les passants ont disparu autour d'eux, l'Oublié accélère le pas, double la jeune femme et s'arrête brusquement.
Maintenant qu'il est devant, il peut distinguer clairement son visage sans artifices, sans subterfuge. Un sanglot s'échappe de sa poitrine et s'étouffe dans le fond de sa gorge. C'est elle ! C'est bien elle ! Enfin il croit ? Une version plus âgée de sa poupée d'épouse devenue femme à part entière maintenant avec les cernes et des petits traits que les années ont tiré. Les bras lui en tombent.
Même sa voix est un écho du passé.

Cette fois, le coeur ne cesse de s'agiter. Ses songes s'entremêlent. Comme un chiot qu'on aurait abandonné le long d'une route, Rory semble bien peu fier. Pathétique. Il fait un pas hésitant, laisse l'éclairage d'un lampadaire lui mordre la figure et révéler deux grands yeux sombres et luisants d'expectative.
De sa gorge, c'est une toute petite voix comme une prière, comme une supplique qui surgit :

▬ Raph ?

C'est bien toi ?

— when this black sun revolved around you

La belle a un mouvement de recul et est-ce là bien surprenant compte tenu de l'apparition soudaine de cet homme drapé de ténèbres, la mine basse et les mains à présente jointes devant lui. Devant l'expression de confusion et de terreur qui se lit dans les yeux de la blonde, il recule également parce qu'il a bien peur de s'être trompé sur toute la ligne.

Puis quelque chose change, quelque chose qui balaye d'un coup ses incertitudes car il y a un déclic dans les pupilles de la danseuse. Un début d'incendie dans les iris, une minuscule étincelle aussitôt soufflé par cette façon qu'elle a de le foudroyer du regard. Comme c'est drôle comment son épouse lui ressemble dans cette façon qu'elle a de changer du tout au tout en un instant. Est-ce de lui qu'elle a appris ou est-ce l'inverse ?

Mais ah ! Ce visage couvert de dédain froid, ce petit ton crispé, sec. Mais si c'est bien sa femme !
Alors les lèvres de Rory s'étirent en un sourire inquiétant, inquiétant parce qu'il ne s'inquiète nullement de la réaction de sa dame qui n'a pas l'air ravie de sa présence.

▬ Allons Raph... Son ton a pris de l'assurance, sa posture aussi : Rory s'est redressé, il s'avance sans l'ombre d'une hésitation, animal galvanisé par un il-ne-sait-quoi de confidence. Peut-être qu'il répond instinctivement au dégoût de la danseuse en se montrant encore plus insistant - esprit de contradiction, alors qu'il pose une main sur son bras sans toutefois la serrer, les doigts à peine pressés sur le tissu de son manteau. Juste pour montrer qu'il est là, réel. Et elle aussi. Tu ne me reconnais donc pas ? Ajoute-t-il avec encore la petite voix, douce comme un miaulement, irritante comme une moquerie. Il n'a pas besoin de la tenir oh non, il la harponne avec le brun de ses iris, droit dans les yeux, droit dans cette prison de givre qu'elle a construit juste pour lui, là où il ne reste plus que eux deux à la lueur de ce néon sans aucun endroit où se cacher désormais.

▬ Moi je te reconnais bien ma chérie malgré les années.

Il n'y a qu'elle pour feindre l'ignorance avec autant de détermination.
Une autre femme aurait tourné les talons ou se serait figée de stupeur ou d'incompréhension.
Et les autres femmes ne l'intéressent pas.

— when this black sun revolved around you

5 ans déjà. Rory cligne des yeux. C'est passé vite quelque part. Ou alors lentement. Il tire comme une sorte de jubilation coupable dans la réalisation glaçante que rien, absolument rien entre eux n'a changé. Que chaque réaction, chaque aveu, chaque mot même de sa femme, il se doit les lui arracher, de venir les batailler comme un chevalier servant s'en va guerroyer les faveurs de sa belle même après la fin du monde. Le mariage est un combat de tous les jours lui a dit son pater. À moins que ce ne soit sa mère. Peu importe, car il tressaillit quand les doigts fins de sa belle se tordent sur son poignet et qu'elle fait enfin tomber le masque, grinçant son nom entre ses dents tout en soutenant son regard. Fière. Furieuse. Fragile. Un infime tremolo dans sa voix suffit à Rory pour discerner la peur, la honte, le dégoût, toutes ces choses primaires, familières qui chatouillent son instinct prédateur. Il a toujours eu le chic pour flairer la terreur sous les suaves parfums et venir chercher l'horrible sous le vernis convenu des apparences.

Mort ? Ah ! Rory n'a jamais été plus vivant qu'aujourd'hui ! Regardez-le comment il s'enflamme à chaque seconde qui s'écoule et le rapproche un peu plus de son bien, de son trésor, de son épouse ! Son sourire n'a jamais été aussi large que depuis la Chute et d'ailleurs il se permet même de laisser échapper un rire, un rire sincèrement enjoué mais un rire effroyable puisqu'on y entend tout de même toute l'amertume de ses pensées.

▬ Je pourrais te retourner la même question ma chère ! Où étais-tu toutes ses années ? À se vautrer dans le faste indécent de ce bordel qu'on appelle cabaret, occupée à se gaver des applaudissements d'un public aux regards lubriques pendant que lui et sa chair parcouraient les ruines de la Norvège de long en large pour échapper aux crocs de la maladie et à l'acier des hommes.
Soudainement, il n'y a guère plus rien de chaleureux ni même d'enjoué dans le ton de sa voix. C'est un reproche aiguisé comme la lame d'un couteau qui fuse de sa bouche : As-tu au moins pensé à moi ? À Adam ? M'as-tu cherché comme moi je t'ai cherchée ? T'ai-je manqué comme toi tu m'as manquée ? Il ne pose pas la question car il connait la réponse et surtout ô combien cette dernière pourrait le faire trembler. Rory, lui, ne se donne plus aucune chance de faire tomber le masque depuis des années.

Si les doigts de Raphaëlle sont brûlants contre sa peau, Rory ne les remarque pas. L'odeur de la peur le rend entreprenant, requin ivre des premières gouttes de sang après des années d'abstinence. Sans prévenir, sans demander la permission, il s'avance brusquement, glisse une main dans le dos de sa promise et pose ses lèvres sur les siennes pour récupérer le baiser qu'elle lui doit depuis bien des années.
Il a maintenant la certitude que c'est son pater, ses grosses mains enserrées sur les bras couverts de bleus de sa mère, qui lui a appris que l'amour était un combat de tous les jours.

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Les lèvres de Raphaëlle ont un goût amer. Dans ses bras, la belle se fait toute frigide, froide comme le fjord de leur foyer nuptial et pourtant suspendue à son cou. Leurs retrouvailles ne pouvaient pas être plus parfaites maintenant que la blonde a cessé de cracher son venin. Mais il n'a pas le temps de frissonner que c'est à son tour de lui subtiliser quelque chose. Crac, le chaleur, l'émail des dents et voilà qu'elle fait jaillir quelques perles de sang. Crac, le cliquetis d'une étincelle comme celui d'un briquet que l'on vient d'allumer. Il fait chaud tout d'un coup, la peau le démange et puis ses nerfs se tendent : il brûle ! Pas de passion, il brûle tout simplement. Crac, c'est le coeur de Rory qui comprend : de leur couple, il ne reste décidément plus que les cendres.

Le norvégien lâche sa femme avec un air tordu par la surprise et la douleur. Ses yeux sombres se plantent sur elle, sur ses paumes d'où jaillissent encore les flammes. Oh il a mal, il a encore sur lui la brûlure de son toucher, la marque de ses canines sur sa bouche. Pire encore, sa poitrine se contracte. Il sent qu'à l'intérieur tout est sur le point de craquer. C'est fini. C'est fini ? Il cache son visage dans ses mains. Et puis rit. Comme ça, au milieu de l'allée, à demi-penché avec les épaules et le torse qui se soulèvent, à gorge déployée comme si on venait de lui sortir la blague la plus drôle et la plus triste de sa vie. Ça dure quoi ? Trente, quarante longue secondes et puis le silence. Toujours le silence. C'est faux, les non-dits comblaient si bien le fossé d'amour dont elle lui parle.

Trois, deux, un. Rory prend une longue inspiration et essuie les larmes qu'il a aux coins des yeux. Trois, deux, un. Rory n'a plus mal (il s'en persuade). Trois, deux, un. Rory ne l'aime plus aussi (il le faut). Trois, deux, un. Rory riposte. Puisque les hostilités sont lancées, il fait la seule chose qu'il sait bien faire : rendre les coups.

▬ Phoenix toi ? Moi je n'ai vu qu'un vilain canard jouer les cygnes en costume de plumes de poulet. Qu'il siffle en se redressant. De quel renouveau me parles-tu ? Est-ce donc ça la vie dont tu as toujours rêvé ? Faire la pute sous les projecteurs pour des hommes qui ne t'aiment pas ? Qui ne l'aimeront jamais comme lui. Il a croisé les bras. Ses phrases sont lentes, bien articulées. Calculées. En cinq ans c'est tout ce que tu as fait de ta vie Raphaëlle ? Te pavaner à moitié nue sur scène ? Te jeter dans les bras du premier venu ? Pardonne-moi très chère mais c'est à crever de rire tant c'est pitoyable. Son ton cynique, glacé. En cinq ans, moi je vois qu'une femme qui vieillit sous son maquillage. Qui seras-tu quand ta beauté aura fané avec le temps et laissé place à ton vrai visage ? Qui voudra alors de toi ? Sinon ton fidèle mari qui a prêté serment devant Dieu de veiller sur toi jusqu'au dernier jour.  

Il pointe un doigt accusateur vers elle. Il n'a pas besoin de se faire physiquement violent. Il ne s'abaissera pas à ça. Il veut blesser comme elle vient de le blesser. À coups de mots comme des couteaux sous le derme.

▬ Tes clients savent-ils seulement quelle affreuse harpie se cache sous ton appareil ? Que c'est un monstre de cruauté, une mère qui a abandonné son fils à la mort qu'ils admirent ?

Dans les séparations amoureuses, les vraies victimes ce sont toujours les enfants.