Douce enfant au visage poupin. Raphaëlle, petite, tendre, aimée. Elle est pourtant la déception d'une famille qui rêvait tant d'un fils unique, d'un petit ange, d'un être tout divin, beau, puissant. Tout le contraire de la petite être chétive que Raphaëlle était, malgré son prénom garçon, malgré l'éducation stricte. Papa priait bien trop pour son bien, essayait de lui inculquer les valeurs bibliques quand l'enfant ne rêvait que de courir dans les champs des fleurs épanouies, là, dehors. Et elle était dissipée, Raphaëlle, elle était réprimandée, elle se tenait bien droite, elle mettait ses plus belles robes et l'on louait sa beauté exceptionnelle (venant de sa mère, oui, évidemment), louait ses beaux chants, ses beaux habits, ses beaux gâteaux, ses beaux yeux, ses belles mains. Comme elle était belle, belle, belle, si belle, belle, belle. Tout était beau, après tout, n'est-ce pas? Tout n'était que régal, que beauté, que divine candeur, que richesse qu'il fallait perpétuer. Et elle était fille unique, sur elle reposait tout l'espoir d'une famille entière, car maman ne pouvait enfanter plus, car papa voulait d'elle beaucoup de choses et elle organisait des goûters avec ses amis (étaient-ils amis?), elle faisait des rencontres avec ses professeurs régulièrement, elle faisait du tutorat, elle était toujours la main sur le cœur, Raphaëlle, tout sourire, toute droite, jamais un pas de travers, garde le visage haut, regarde droit devant toi, avance avec classe, soit une femme forte, soit une femme charmante, soit une femme distinguée, soit une Femme, soit un Homme. Elle était tout à la fois, elle était fille unique. C'était elle, qui faisait les plus beaux chants, à l'église, elle, que l'on voulait épouser plus tard dans toute l'école, elle, elle, elle. On n'avait que son nom à la bouche, que les syllabes charnues de son prénom sur le bout des lèvres. Raphaëlle.

Et avec l'âge, Raphaëlle se sentait de plus en plus amoindrie, ne se sentait plus elle (l'avait-elle jamais été?). Elle était cette fille parfaite, si belle, aux meilleures notes de tout son établissement car (elle travaillait nuits et jours) elle était naturellement douée, amie avec tous, avec, chacun, mais. Raphaëlle avait tant de défauts sous le masque de perfection. Raphaëlle s'arrachait la peau des cuisses quand elle prenait du poids, Raphaëlle n'aimait pas les mathématiques, Raphaëlle était bordélique, Raphaëlle répondait violemment à ses parents, Raphaëlle voulait ses cheveux roses, Raphaëlle voulait sa peau tatouée, Raphaëlle voulait, voulait, voulait. Raphaëlle n'avait rien. Elle n'était que l'image de la perfection quand tout s'écroulait à ses pieds. Mais son plus gros défauts, celui que son père ne saurait tolérer. Elle ne croyait pas en Dieu. Et elle n'en parlait pas, non, elle le gardait tout en son cœur en récitant tout, tout, tout ce qu'on lui demandait car. Elle était parfaite, Raphaëlle. Jusqu'à ce qu'elle ne sorte aux soirées organisées au dehors, jusqu'à ce qu'elle ne s'enfuie aux bras de ses amis, riant, buvant, gorge desséchée, tête rejetée. Oh, où était-elle passée, Raphaëlle parfaite? Elle passait par les fenêtre de sa maison pour s'enfuir, elle courait en talon le long des rues, elle mouillait son maquillage de larmes en s'éventrant le long des trottoirs humides, elle déchirait ses robes sur le goudron, et puis papa criait quand elle rentrait car elle était une telle déception, pour qui se prenait-elle? Ne comprenait-elle pas qu'elle était seule héritière? Et ce soir là, elle lui avait ri au nez, elle avait dit à ses parents d'adopter un fils bien robuste et puis. La claque avait laissé une trace rouge sur son visage. Les cheveux tirés avaient été abîmés. Le maquillage avait quasiment été dévoré par l'eau balancée sur son faciès.

L'ange était déchu, déjà.

Et la revoilà miss parfaite car les remontrances lui faisaient peur, papa n'était plus un homme doux (ne l'avait jamais été) et maman ne disait rien, pas même quand il élevait la voix si haut qu'elle résonnait jusque dans le jardin, pour un rien. Et puis les tensions se calmaient. Raphaëlle ne sortait plus avec ses amis (qui l'éloignaient du droit chemin), elle ne restait qu'aux côtés de ceux décidés. Et les secrets s'accumulaient dans sa poitrine, les secrets étaient si lourds jusqu'à l'annonce du mariage, déjà, à ses dix-huit ans. Car il était plus aisé d'avoir des enfants à un âge si jeune, la jeune femme serait plus fertile, n'est-ce pas? (Hantise de famille, vous reflétez vos erreurs sur votre enfant.) Et la lune de miel était affreuse, et l'époux était répugnant, et, elle avait tant envie de vomir en sentant ses mains parcourir sa peau, en sentant ses doigts contre ses hanches, sur son visage. Ce n'était pas tant l'homme lui-même que le fait qu'il soit homme, qui la répugnait tant. Oh, vraiment, pauvre Raphaëlle, l'ange s'effondrait, vilain petit canard.

Mais la vie continuait. Et avec elle, les études, le travail, miss parfaite, ses grands sourires, ses mimiques excellentes, ses faux semblants. Et l'âge avançait et elle était tant malheureuse, vraiment, elle vivait la vie de rêve d'une autre femme, pas de la sienne. Jusqu'à tomber enceinte. Jusqu'à enfanter d'un fils, d'Adam, pauvre enfant apprécié de ses grands parents, aimé de son père, haït de sa mère. Elle n'osait lui lancer le moindre regard, au poupon aux joues rondes, aux cheveux blonds, aux yeux d'opales. Adam, c'était elle. Son portrait craché, tout, toute cette perfection qu'elle n'avait jamais été. Il grandissait si vite, et plus les années passaient, plus elle l'éloignait, plus elle le repoussait et puis elle était une mauvais mère, vraiment. Elle ne le prenait jamais dans ses bras, l'ignorait quand il pleurait, ne venait le chercher à l'école. Non, c'était le rôle du mari, le rôle de l'amour de sa vie. Elle devenait aigrie, Raphaëlle, elle grandissait mal, elle s'ennuyait devant sa fenêtre et observait ces femmes passer en les enviant, en les désirant. Elle passait ses journées à s'imaginer dans la peau d'une autre, dans les draps d'une autre, sans enfant, sur les bords des routes à vivre, à exister, à espérer haut et fort une autre existence et puis.

La Terre sombra sous ses pieds.

Et elle s'était réveillée, divine princesse, redressée sur les jambes trop fines (affamée), flageolant petit être qui, pourtant, avait relevé la tête, encore bien sur les épaules (et les griffures toujours sur les cuisses). Oh, elle s'était demandé pourquoi elle avait survécu, avait fui la grotte comme si (un monstre) le passé la chasserait, comme si, au coin des rochers, elle risquait de rencontrer sa progéniture, son homme. Mais rien. Rien que le vide dans sa tête, le vide dans son corps (estomac gronde) et puis, elle avait chassé Cassandra dans les sillons sablonneux, ou était-ce son propre reflet, ses propres espoirs visionnés dans cette figure forte, droite (amoureuse)? Elle s'était perdue dans la ville des astres, faisait partie d'une bien piètre constellation et devenait (pour une heure seulement) toutes ces autres étoiles brillantes. Le danse ne suffisait pas, jamais. Raphaëlle n'était jamais assez.

Cela n'empêchait les attouchements, derrière les bâtiments miteux. Les remarques qu'elle fuyait, qu'elle ignorait car la peur, aux tripes la prenait (les hommes qui grondent après, qui lèvent les poings, qui réclament sa beauté). Elle n'avait osé répondre que les premières fois, avant d'ignorer, harcèlement insistant. Elle se taisait. S'était toujours tue, Raphaëlle. Mignonne petite chose, toute droite, avance, tais-toi bien, regardes-moi. Elle s'était tu toute sa vie, elle se taisait couteau sous la gorge, les sanglots seuls témoins de sa douce (terreur) folie. Et le sang, à ses pieds. Le sang sur ses jambes, le sang sur ses doigts, son visage qui n'en croyait pas ses yeux. Accablement sur les épaules frêles, il n'y avait devant elle que sa figure devant son nez, qui se penchait qui (espérait) essuyer son visage des larmes, du carmin (pas de maquillage). Ce n'était pas le sien, le sang. Il y avait le cadavre, au bout de la rue, qu'elle ignorait, le regard perdu dans ces orbes là. Elle lui offrait son cœur tout entier sur ce plateau d'argent, elle lui offrait sa vie, son âme, lui demandait presque de la chérir comme personne ne l'avait fait car on la sauvait de ses fantômes (enfin). Et le lendemain, elle montait sur les plus hautes scènes de Requiem, le rouge aux lèvres charnues, ornées des sourires des espoirs.