— I'm not the man for changes

▬ Bon sang, il fait un temps à ne pas laisser un chien dehors pas vrai mon vieux ? S'exclame Gégé en se renfrognant dans sa doudoune, le nez rouge à cause du vent glacé. Même dans le dôme, il fait décidément un froid de canard à Polaris et après cinq années passées dans le climat tempéré des Sylvestres, le caerien n'est décidément plus habitué aux températures négatives. Même son pauvre golden retriever qui a fait le trajet avec lui grelotte dans le petit pull tricoté qu'il a pourtant pris soin de lui faire enfiler ce matin en prévision. Bon que fait Poppy ?

Pauvre Gégé ne comprend pas pourquoi l'adorable rouquine ne donne plus de nouvelles, ni même pourquoi son numéro d'holokit n'est plus attribué. A-t-elle soudainement changé d'identité ? Sans même prévenir son vieux Brody ? C'est bizarre. Très bizarre.
Bien entendu, il sait que c'est extrêmement naïf - pour ne pas dire stupide, de se rendre à la capitale de Celestia sans aucune piste en espérant juste que le hasard fasse bien les choses mais hé le monde est petit. C'est après tout le hasard qui a réuni Brody et son ancienne maîtresse, alors pourquoi pas une seconde fois ? Et de toutes façons, Gégé a bien besoin d'un prétexte pour allonger ses vacances et retarder le moment où il devra revenir aux Sylvestres. Depuis que sa forêt appartient à la Vallée, ce n'est plus la même. L'ambiance y est tendue, l'atmosphère lourde. Comme s'il s'y tramait quelque chose de mauvais. Et puis il repense aux paroles de cet effroyable gardien du manoir, des souvenirs qui ne lui appartiennent pas (il croit ?), de sa prétendue appartenance à la famille royale. Drôle d'histoire. Il préfère ne pas y penser et se souvient brutalement que Moebius doit avoir la solution. Le marchand de sable sait tout sur tout, c'est un être formidable ! Il doit bien avoir des nouvelles de Poppy.

Alors c'est en pianotant maladroitement à travers ses moufles sur son holokit qu'il erre sur le trottoir, suivi de son chien. Plus habitué aux grandes villes et à son flux de passants, le fermier ne se rend pas bien compte qu'il gêne, à marcher lentement jusqu'à ce qu'une petite voix lui fait très aimablement comprendre qu'il est au milieu du passage.
Se retournant Gégé toise la demoiselle et lui répond avec un sourire faussement sympathique :

▬ Oh pardon. Où sont passées mes bonnes manières ? Je crois qu'elles ont gelé avec l'amabilité des gens de cette ville. Est-ce que Gavrila déteint sur lui ? Assurément. Toutefois sous la frange et l'air renfrogné de la jeune femme, le caerien croit deviner un visage familier. Serait-ce encore ce maudit cristal du manoir qui lui jouerait des tours ? Il hausse un sourcil, perturbé et s'écarte en bredouillant avec cette fois-ci avec un air sincère : Pardon, pardon, passez, je ne sais pas où je vais.

Ni quel nom mettre sur cette figure qu'il est presque certain de connaitre...

— I'm not the man for changes

Dis donc, Polaris est sûrement à Gégé ce que Caer Callabus est à Gavrila. Entre Julius et la demoiselle, on ne peut pas dire que ce soit la gentillesse qui étouffe les partisans de Tatsuya. La solidarité ce n'était pas la valeur phare du japonais d'ailleurs ? Même Mac grogne devant le regard parfaitement dédaigneux que jette la demoiselle à son maitre avant de filer et...

▬ AOUTCH ! S'écrie Gégé en étant soudainement pris d'une migraine aussi soudaine que violente qui lui fait lâcher son holokit pile au moment où il envoie son second message à Moebius. Par chance - quoique, l'appareil tombe sur le pullover de Mac qui couine avant de rebondir sur le trottoir. Le chien a sans faire exprès amorti la chute de l'engin, c'est décidément un très bon garçon. Oh non pardon mon bébou. S'écrie-t-il en s'accroupissant pour caresser la tête du toutou avant de ramasser son holokit.

Quelle journée affreuse. Devrait-il parler de ce drôle d'incident à Gavrila la prochaine fois ? Avoir des éclairs de souffrance dans la tête, ce n'est pas un signe annonciateur d'un cancer ou pire encore ? Oh non, non, il doit penser à autre chose. Alors l'américain fait ce que fait tous les gens de sa génération devant un problème : il fixe son écran et ouvre le moteur de recherche d'Althea pour vérifier les derniers symptômes connus de la Transcendance.
Les minutes passent, les passants aussi. Gégé s'est lancé dans une passionnante lecture sur la propagation des virus selon les cycles migratoires des oiseaux, il s'allume une clope, se perd sur une page sur les bienfaits du yoga avec les chiens, fait un test sur Docticaer qui lui annonce qu'il est enceinte de sept mois et revient enfin terre quand une odeur doucement âpre lui titille les neurones. D'un coup, les neurones encore non congelés du fermier se reconnectent en hurlant « café ? cAFé ! »

▬ Oh c'est encore v... S'apprête-t-il à dire avant de s'interrompre devant la pique qu'on lui lance. Mais oui ! Ce petit air hautain et cette méchanceté gratuite c'est... c'est... Georgie ? Qui d'autre pour le traiter de looser ? Oh si elle n'était pas capable de lui renverser le café bouillant sur la tête, il l'aurait volontiers prise dans ses bras !
La figure de Gégé s'est tout d'un coup illuminée. Il a un sourire bêta quand il prend un des gobelets et ricane : Et toi tu n'as pas changé d'un pouce. Toujours une mioche avec un sale caractère de cochon ! Retirant le couvercle et hume la fumée chaude qui se dégage de la boisson, il continue : C'est le cappuccino soja avec sirop caramel sans sucre que j'attends depuis cinq ans ? Tu as craché dedans combien de fois ?

Mac, qui veut se joindre aux retrouvailles, donne un coup de tête dans les jambes de la brune et bat de la queue comme s'il réclamait de l'attention, puis éternue bruyamment sur ses souliers.

▬ Oui Mac, oui, je te présente. Voilà Georgina, la stagiaire la plus terrifiante que les cinq géants du web ont jamais connu ! Heureusement pour moi, elle aboie plus qu'elle ne mord.

Maintenant que ce n'est plus son superviseur, il n'a plus à tenir sa langue. Ah que c'est beau de ne plus être l'esclave du capitalisme !

— I'm not the man for changes

Décidément rien ne bat le café de piètre qualité et bourré de sucres et autres cochonneries artificielles des grandes chaines occidentales. C'est quand même diaboliquement bon le sirop caramel qu'il se dit en prenant une première gorgée qui lui brûle presque le gosier.

Il l'observe débiter son flot de remarques amères-douces. Georgina a de la répartie, il n'en a jamais douté. Elle n'a rien perdu de l'éclat de la jeune stagiaire déterminée à conquérir le monde, à se faire sa place dans la cour des grands peu importe l'inexpérience et le plafond de verre. En soit, il n'y a rien d'étonnant à ce qu'elle ait pris son poste après sa disparition, c'est même presque flatteur : ça signifie qu'il l'a bien formée non ? Dommage, elle aurait pu aller loin si... hé bien si tout ça n'était pas arrivé.

▬ Oooh. J'imagine donc que si tu es ici en plein milieu de la journée c'est parce que tu es devenue CEO, as racheté toutes les parts de la boîte et les as revendu à un prix d'or après. Pas trop ennuyeuse la vie de millionnaire ? Lance-t-il aussitôt sur le même ton flegmatique qui frôle la taquinerie avant de se radoucir car la brune baisse les armes en lui rendant son sourire. C'est bien. Tu étais de loin la meilleure placée pour reprendre mon travail. Et il a une pensée amusée pour la crise d'angoisse que la découverte de son bureau très mal rangé et ses dossiers bâclés a du lui provoquer. Hé Gégé voulait ses vacances à Paris à l'époque ! Il est parti un peu précipitamment sans mettre d'ordre dans ses affaires (oups).

▬ Caer Hrid. Enfin les Sylvestres plus précisément, donc techniquement la Vallée maintenant. Et toi ? Tu es tombée quand ? Jamais il n'aurait pensé poser cette question avec tant de nonchalance comme on demande à un ancien collègue dans quelle boite il travaille désormais. Mais après tout, ils sont tous dans la même galère à présent. Même les traumatismes deviennent banals au fil du temps. C'est bizarre la vie à Althea parfois.

Mac le labrador vient se coller dans les pieds de son maître en couinant. Soit il veut se joindre à la conversation, soit il leur fait savoir que peut-être qu'il y a meilleur endroit où célébrer ses retrouvailles. Gégé se penche alors pour lui gratouiller la tête et demande :  

▬ Hum tu ne connais pas un endroit où on pourrait se mettre au chaud par hasard ?

Parce que mine de rien, ils sont maintenant deux (trois si on compte le chien) au milieu du pavé !

— I'm not the man for changes

Georgina est décidément exactement comme dans ses souvenirs : une bombe ambulante. Dans tous les bons et les mauvais sens du terme. Et à force de s'être pris le retour de flamme, Gégé connait un peu l'engin. Il voit ô combien le compliment lui fait plaisir même quand elle le balaye comme si de rien n'était. Il faut dire que sur Terre, Gégé était plutôt avare en compliments. Et en reproches aussi. Gégé occupé, Gégé débordé, Gégé saoulé ne savait pas trop quoi faire de cette stagiaire un peu trop turbulente qu'on lui a collé du jour au lendemain dans les pattes sans lui demander son avis. Il n'est pas fier de l'admettre, mais il n'a vraiment pas été un très bon manager, le genre qui oublie de venir vous chercher à l'accueil au premier jour et ne trouve rien d'intéressant à vous faire faire par manque de temps et aussi d'intérêt. C'est terrible comme Gégé peut être un abruti parfois, replié dans sa bulle, son petit cocon de confort.
Il écrase son mégot dans son cendrier portatif (Gégé est pacifiste mais il croit sincèrement que les gens qui jettent encore leurs clopes par terre en 2026 méritent d'être euthanasiés) alors qu'elle s'étonne d'apprendre qu'il ne vit non pas à la capitale mais dans la campagne. Ah la terrible campagne, loin des gratte-ciels, des banques et des bureaux, des fast-foods et des boîtes de nuit. Terrifiante campagne pour la jeunesse citadine que Georgina représente. Elle ne le croit pas et lui propose d'aller se réfugier chez elle, à l'abri du froid. Mac ne se fait pas prier pour la suivre et son maître lui emboite le pas en fourrant les mains dans les poches et en riant quand elle lui demande s'il est conseiller au gouvernement. Lui aux côtés d'Alexander ? Quelles sont les probabilités ? Mais c'est un rire un peu amer, teinté du coup de couteau reçu dans le manoir et des révélations qui l'ont accompagné.

▬ Non non, les Sylvestres. La 5G ne passe pas très bien mais l'air est pur et puis j'ai un grand jardin. Qu'il reprend calmement. Ce n'est pas à Caer Callabus qu'il pourrait s'offrir une belle maison avec son modeste salaire. Oh tu ne veux certainement pas que je te pistonne. Tu détesterais l'exploitation agricole, sincèrement tu ne tiendrais pas une journée. Dans les pleurs des bêtes et les crissements des machines. Tu ferais mieux de rester à ton poste à Polaris, je suis sûr que tu as une armée de stagiaires qui seraient perdus sans toi. Pour lui, il va de soit que Georgina est manager aujourd'hui.

Mac est content d'avoir gagné une caresse de la brune et agite vivement la queue en marchant à ses côtés, délaissant Gégé. Peut-être qu'elle lui rappelle Poppy ? Il est en tout cas très loin de se douter qu'il n'est pas forcément le bienvenue chez la demoiselle.  

▬ Très bien Hannah, merci pour l'invitation de ton palais de CEO alors. Inutile de la questionner sur pourquoi elle préfère se faire appeler par un autre nom. Sûrement une façon pour elle de tourner la page après la chute. Ce ne sont pas ses affaires. Elle pourrait bien s'être rebaptisée Britney ou Patrick que ça ne changerait rien pour lui. Mais il est curieux quand même : Du coup, quel est le job de tes rêves ?

Le marché de l'emploi n'est pas florissant dans les Sylvestres mais en cinq ans passés à Althea, Gégé a tout de même un petit réseau. Peut-être connait-il quelqu'un qui connait quelqu'un qui serait intéressé par la tornade qu'est Hannah. Peut-être qu'il peut enfin se rattraper d'avoir été un affreux maître de stage.

— I'm not the man for changes

Oh Georgina n'est pas la seule à lui reprocher de fumer. Gavrila et tout ses petits copains des Sylvestres lui font souvent la même réflexion mais hé, on doit tous bien mourir un jour alors que ce soit la Transcendance ou le cancer des poumons qu'est-ce que ça change ? C'est dur de changer. Et c'est drôle comme réflexion venant de quelqu'un qui a effectivement plaqué sa belle vie d'ingénieur pour le pénible métier de travailleur à l'abattoir.
Il rit doucement quand la brune s'enfonce dans ses propres désillusions. Oui dirigeant d'une grande exploitation industrielle, bien sûr. Mais ce qui le surprend c'est d'entendre que la jeunette n'est elle, pas complètement retombée sur ses pattes depuis la Chute.

▬ Geor... Il s'arrête devant le pas de la porte, réalisant son erreur et se corrige avec un raclement de gorge avant d'essuyer un énième regard plein de reproches. Hannah. Tu peux être qui tu veux tu sais. L'ouvrier s'interrompt toutefois en entrapercevant le bordel infâme qui jonche les meubles et le sol de l'appartement. Son sourire s'étire d'une oreille à l'autre. Tiens, tiens, tiens alors Madame Parfaite vit dans un dépotoir ? Heureusement Gégé est grand seigneur, il ne commente pas : son rictus moqueur en dit déjà long sur ce qu'il pense. Ainsi se contente-t-il poliment de répliquer : Oui prends ton temps. C'est l'occasion de faire un brin de toilette à Mac.

Alors que la porte claque, le fermier défait son sac à dos et fait s'asseoir son chien. Il sort une petite serviette et s'applique à minutieusement lui essuyer les pattes, histoire d'éviter à leur hôtesse de se retrouver avec des empreintes boueuses dans tout son salon. Il a même le temps de donner une friandise à son animal quand on les invite enfin à l'intérieur :

▬ Je profite juste de mes congés et je pensais passer voir une amie. Si je te vole un second café je vais pas dormir de la nuit. Tu as du thé ? Et de l'eau aussi pour celui-là s'il te plaît ? Il pointe du doigt le labrador qui agite la queue avant d'aller gaiement se rouler sur le tapis pour finalement s'y allonger, content d'avoir trouvé un coin chaud. Son maître retire poliment ses chaussures et s'assoit doucement sur le canapé en faisant semblant de ne pas avoir vu le soutien-gorge qui dépasse de sous un meuble. La question de la jeune femme a de toutes façons tôt fait de lui faire oublier ce détail car il croise les bras en riant : J'ai quatre chiens et un demi-chat, ça compte pour des enfants ? Un demi-chat car pas de nouvelles de ce pauvre Andromeda, resté chez le véto à la Vallée. C'est un chat de Shrödinger, on ne sait pas s'il est mort ou vivant. C'est donc un demi-chat. Son regard balaye la pièce et il continue : Toi par contre je vois bien que tu es toujours célibataire.

Le cabot les interrompt en baillant bruyamment, Gégé lui caresse la tête et le pousse un peu du pied pour qu'il lui laisse un peu d'espace avant de reprendre :

▬ Pour ta question de toute à l'heure, tu es une femme intelligente et talentueuse. Tu pourrais devenir avocate, dessinatrice ou cheffe de chantier, tant que ton job te plait je suis sûr que tu seras formidable. Son oeil s'attarde sur une boite de nouilles abandonnée sur une table. Enfin tout sauf femme de ménage.

Il n'a rien contre les agent.es de surface mais force est de constater que tenir une maison rangée n'est pas la spécialité de la célestienne.