— Farewell to the fairground

Les valises sont faites, le nouveau visa imprimé avec le petit tampon de Celestia et la belle photo où ce pauvre Gégé tire une gueule de terroriste comme sur toutes les photos d'identité. Sauf que cette fois c'est ce qu'il est. Le terroriste. C'est fou comme les choses ont rapidement dérapé.

Le couteau est tombé, la monarchie de Caer Hrid aussi. Il a revu sa soeur dans ses songes. Sa pauvre soeur. Il a revu la colère, la fumée, les flammes. Et puis la fuite. Une course cette fois-ci sans arrêts, direct de la capitale jusqu'aux Sylvestres. Les valises ont été faites en un rien de temps. Après tout, Gégé n'a pas grand chose à lui. Que ses chiens et ses mains pleines de sang. Il a tout mis dans son 4x4, a retiré la plaque d'immatriculation et il a roulé sans dire adieu, sans verrouiller sa baraque comme si le diable en personne le poursuivait. C'est stupide. Si le conseil avait voulu l'arrêter, il serait déjà en prison. Gégé n'est pas un criminel très sophistiqué, simplement le maillon devenu faible d'une société qui s'écroule.

Ses pas l'ont d'abord mené vers la Vallée et sa nuit éternelle. Dans le noir, on ne devrait pas si facilement pouvoir le trouver si ? Comme les rats abandonnant le navire, nombreux sont les caériens qui ont pris la fuite jusqu'aux confins sans lumières de Donovan. Au milieu de la masse d'exilés, il n'y a pas de raison pour qu'il se démarque, pas vrai ? Oh que si.
La sentence et les gros titres sont tombés. Une attaque, un bannissement. Son identité est tout de même préservée. Le conseil est bien magnanime. Gégé ignore si c'est à lui ou à Dieu qu'il doit demander pardon. Mais au moins, la fureur du peuple s'est éteinte avec les incendies. La paix est là : il a joué son rôle. Il est temps de partir et d'oublier. Encore une fois.

Mais la Vallée ce n'est pas chez lui. La Vallée c'est trop sombre. La Vallée porte sur elle l'ombre de Meish, de Gavrila et d'autres choses. Dans ses ténèbres, Gégé ne s'y sent pas à la maison.
Puis, il y a le message : Célestia l'invite. On est fier de lui là-bas. On lui propose de s'y installer, de lui fournir de quoi y être confortable. C'est drôle. Pour quelqu'un qui prétend haïr les tueurs, Tatsuya semble pressé de le récompenser. Mais c'est une aubaine trop belle pour être refusée. Dans le froid des plaines ultra technologiques, il devrait bien être protégé. Et il aura tout l'espace qu'il veut pour ses chiens.

Direction Australis donc. Aux frais du Président pour commencer. L'endroit lui rappelle New-York avec ses immeubles, son béton et sa foule hétéroclite. Gégé est triste mais au moins, il sait que sa vie n'est pas en sursis.
Enfin il croit.

Ce matin alors qu'il sort pour prendre son café, il est quand même aux aguets. Il ne voit pas la journaliste, ne se sait même pas suivi malgré le stress qui accompagne chacun de ses pas. Quand il entend son nom prononcé à haute voix, le pauvre américain a un sursaut si grand qu'il se renverse la moitié de sa boisson dessus.

▬ Es-Espérance ? Il est d'abord soulagé de la retrouver et puis dans son visage il retrouve celui d'Alexander. Ses mains se mettent à trembler. Et vous, vous êtes une femme difficile à semer. Je pensais pourtant avoir couvert mes traces. Il n'a dit à personne à Caer où il allait.

Nerveux, il jette des coups d'oeil à droite, à gauche, cherchant presque un sniper embusqué, un point rouge entre son front. Et puis il prend une grande inspiration. Ne pas paniquer. Ce n'est qu'Espérance. Pas une espionne, pas une représentante du Conseil. Tout ça c'est du passé.

▬ Vous êtes seule ? Demande-t-il tout de même en baissant la tête.

Il a l'impression que c'est toute la rue qui les observe. Et que dans son dos un panneau avec marqué « ASSASSIN » vient de s'allumer.
Personne n'aime les assassins.

— Farewell to the fairground

Le pull est ruiné, le café aussi. C'est peu cher payé pour une vie d'ôtée. Mais ce n'est peut-être que le début de la fin. Penaud, il dévisage Espérance. C'est une justicière à sa façon mais si elle avait voulu le dénoncer, son nom serait déjà imprimé en gros sur toutes les unes des journaux. Et puis c'est après tout elle qui l'a aidé à s'échapper de la foule d'abord, puis des flammes du château. Il peut lui faire confiance pas vrai ? Les journalistes ont une éthique plutôt solide. Enfin ceux qui ne font pas dans la presse people. De ce qu'il sait, Espérance ne s'est pas reconvertie.

▬ D'accord. Jetant le gobelet encore à moitié plein dans une poubelle, il sort un mouchoir en tissu de sa poche et s'essuie piteusement les doigts. Vous avez le droit à des explications en effet. En effet, personne n'aurait pu prédire - pas même lui, que c'est de sa main qu'Alexander trouverait sa fin. Et puis je ne voudrais pas que vous ayez fait tout ce trajet pour rien.

D'un geste de la tête, il lui désigne une allée plus tranquille et ouvre la marche. On ne parle pas assassinat politique en pleine rue au beau milieu de la journée. Enfin techniquement on ne devrait probablement pas en parler dans le petit café vers lequel ils se dirigent mais écoutez, on fait au mieux. Oui faire au mieux. C'est la seule justification qu'il peut lui donner.

▬ C'est moi qui paye. Pour vous remercier. Ajoute-t-il en ouvrant la porte de l'échoppe à son interlocutrice avant de s'engouffrer derrière elle. Qu'est-ce que vous voulez ?

Même s'il semble encore nerveux, le nouveau célestien fait preuve d'un flegme remarquable. Meurtrier ou pas, Gégé reste Gégé. Un homme tranquille. Capable de parler de tuer autour d'un café. Et pourquoi pas d'un croissant tant qu'à faire.

— Farewell to the fairground

▬ Oui avec le recul, je me rends compte que vous m'avez beaucoup aidé ce jour-là. Explique-t-il comme si c'était évident. Et avec le recul, est-ce qu'il aurait agi pareil ce jour-là ? Un double espresso et un soya cappuccino sans sucre s'il vous plaît. A-t-il commandé au barrista, payant avec son holokit sans même prêter attention au prix énoncé.
Le silence après le brouhaha des rues d'Australis ça fait du bien. Ils ont de la chance : ils sont seuls dans ce petit café. Et le barrista lui a même tendu un chiffon pour qu'il finisse d'essuyer son pull tâché. Oui peut-être que Gégé a beaucoup de chance aujourd'hui.

▬ Non ce n'est que temporaire. J'ai des affaires à régler à la Vallée et puis ensuite j'irais ailleurs. La ville ce n'est plus pour lui et puis il préfère vivre caché. Ignorant le degré de détails que recherche la journaliste, il s'abstient donc de donner plus de précisions. Peut-être qu'elle cherche juste à faire un peu la conversation avant de rentrer dans le vif du sujet. On ne demande pas aux gens comment ils deviennent assassins avant de s'être au moins posé autour d'une table.
Pendant que la machine à café gronde, Gégé en profite pour ajouter à voix basse : Mais oui le Président m'a proposé la nationalité célestienne et j'ai accepté. L'employé revient avec leurs boissons, l'américain le remercie avec un sourire et prend les deux gobelets avant de s'avancer vers une table. Celle à côté de la fenêtre, loin du comptoir et de la porte d'entrée. Pour être tranquilles. Et vous ? Vous restez à Caer j'imagine ? Il a bien vu qu'Espérance n'est pas le genre de femme à prendre la fuite, contrairement à lui.

C'est en s'asseyant qu'il prend à son tour le temps de dévisager son interlocutrice. Il essaye de se souvenir s'il a déjà vu son portrait sur Terre puisqu'il avait déjà feuilleté quelques-uns de ses articles mais la seule chose qui lui revient en tête c'est le sourire fauve de sa mère au milieu d'un article contre le braconnage. Son allure fière l'avait marqué. Mais sinon, il faut dire que sa mémoire d'en haut est un peu floue. Comme un songe. Depuis l'incendie, il se demande souvent si Alexander n'a pas un peu trop trifouillé dans sa cervelle et emporté avec lui des choses qu'il n'aurait pas du. S'il a oublié d'autres choses que sa soeur. Ou alors peut-être qu'il est juste stupide, qui sait.

▬ Alors que voulez-vous savoir ? Demande-t-il nonchalant en joignant les mains devant lui avec son air affable, comme s'ils s'apprêtaient à avoir la plus banale des discussions. La banalité ça s'entretient.

— Farewell to the fairground

Une première gorgée de café et l'entretien (l'interrogatoire ?) peut commencer. Gégé a revêtu son calme habituel : il fait désormais de son mieux pour paraitre calme mais ses doigts qui tapotent le rebord de son gobelet et ses yeux qui ne peuvent s'empêcher de se balader d'un bout à l'autre de la pièce trahissent encore sa nervosité. L'ex-caerien fait semblant. À force d'être celui qu'on ne regarde jamais deux fois, celui qui se complait dans la banalité, il n'a plus son pareil pour feindre la flegme. Alors il ne montre pas particulièrement de surprise quand Espérance fonce droit dans le tas et lui demande cash ce grand pourquoi. Pourquoi avoir tué ?
L'américain se s'affale un peu sur son siège, passe une main sur son menton faussement mal rasé avec un air pensif avant de lentement commencer à parler :

▬ Vous n'allez vraiment rien publier ? Et puis sa paume glisse jusqu'à sa nuque, il baisse les yeux et puis c'est une espèce de gêne désolée qui se lit sur sa figure. C'est vrai que cela risque de décevoir vos lecteurs... Et elle aussi. Parce que la vérité, l'ennuyeuse vérité c'est que Gégé n'a pas vraiment de réponse à lui donner. La vérité c'est qu'il essaye de ne pas trop y penser. À ce que ça fait, ce que ça change d'être un meurtrier. Parce qu'en soit, physiquement comme mentalement, il se sent toujours pareil. Cela fait longtemps que ses mains sont tâchées de sang.

▬ Je travaillais à l'abattoir avant... avant tout ça. Commençons par le commencement. Il cligne des yeux et dans son battement de paupières, ce n'est pas le visage du Roi qu'il voit, ce sont tous les cris, tous les pleurs de ses animaux alignés devant les machines, devant l'acier. Oui, mine de rien, cela fait des années que Gégé ne pense plus avant de donner la mort. C'est un mal nécessaire. Bêtes comme hommes, tous doivent mourir un jour. Enfin c'est ce que j'essaye de croire. Sur le moment il y avait la colère, la peur, la fatigue. Et mon cristal de pacifisme ne me rend pas particulièrement logique à la longue. Il s'arrête un instant, replonge dans son café comme si ces trois phrases lui avaient asséché la gorge et reprend : Ou peut-être que si. Ce Conseil avec sa soeur dedans, vous croyiez vraiment qu'il allait condamner Alexander ? L'expérience leur a appris à tous les deux qu'aucun tribunal ne peut réparer totalement les grands crimes contre le monde. Quelque part, mieux valait s'épargner des mois voir des années de procédure et de grondements d'un peuple en colère.

▬ Vous l'auriez vraiment laissé s'en tirer à ma place ? Se risque-t-il à l'interroger.

Une partie de lui voudrait entendre Espérance aller dans son sens. La petite partie de Gégé qui a encore besoin d'humanité.

— Farewell to the fairground

Naïveté ou excès de confiance, Gégé est rassuré par la promesse d'Espérance et se décrispe un peu derrière son café. C'est vrai, si elle le voulait, son nom serait déjà en gros titre dans tous les médias d'Althea.
Alors sa langue se délie et peut-être que son esprit aussi quelque part. C'est vraiment la première fois depuis les événements qu'il a l'occasion de se poser et de faire le point sur tout ça. Mieux, d'en parler. Il n'a rien dit à personne à part à un Gavrila trop malade pour vraiment pouvoir vraiment commenter. Mine de rien, ça fait du bien.

Surtout quand il voit la journaliste acquiescer. L'ex-caerien ne peut retenir un soupir de soulagement.
Lui et elle ne doivent pas être si différents. Il est normal dans le fond. Il a fait ce qu'une personne normale aurait du faire.

▬ Mais comment expier le meurtre de millions de gens ? Demande-t-il en tapotant des doigts sur la table. Il n'existe aucune peine en ce bas monde assez grande pour réparer l'atrocité des crimes d'Alexander, il en est persuadé. C'est à Dieu ou à d'autres forces d'en décider à présent. Et c'est mieux comme ça. Pour un crime inhumain, il faut un juge inhumain. Ou peut-être qu'il a tout simplement rejoint sa soeur - sa femme, dans l'au-delà. Peut-être qu'il les regarde en ce moment même. Est-ce que cette idée le console ? Pas tant que ça. De toutes façons c'est fait. Et maintenant Caer est en paix. Pour l'instant. Et c'est tout ce qui compte. Althea peut aller de l'avant. La justice doit profiter aux survivants.

L'américain imite ainsi son interlocutrice et reprend une gorgée de café avant de se perdre un instant dans la contemplation de la mousse formée sur les rebords du gobelet. Oui c'est mieux comme ça. De toutes façons c'est du passé.
Mais la question d'après le prend au dépourvu. Gégé penche légèrement la tête, son regard se perd sur les affiches épinglées au mur présentant tous les types de boissons servies dans ce café.

▬ Hum... je... Est-ce qu'il est à plaindre dans le fond ? Certes il a du abandonner ses Sylvestres mais avec l'annexation de la Vallée et la politique de Donovan ce n'était qu'une question de temps. Et puis, tout ces chiens vont bien, il a son nouveau passeport, des fonds pour recommencer sa vie. Quel prix a-t-il payé alors ? Vous me demandez si je vais bien... psychologiquement ? Je crois que oui ? Enfin je trouve que ma situation est plutôt confortable en fait, ce n'est pas comme si j'étais très attaché à Caer. Sa famille il l'a perdue depuis bien longtemps. Alors maintenant tant qu'il a les chiens... Ah si l'autre jour j'ai eu un frisson d'horreur en tombant sur le rayon des fruits et légumes. Quand je vois tout ces kiwis je brrrrr... Il mime un frisson en faisant référence au diabolique ascenseur d'Alexander.

▬ Et vous ? Ça va ? Sa voix se fait un peu plus sérieuse. Mais il se risque tout de même à rajouter une pointe d'humour : Vous arrivez encore à regarder des pêches droit dans les yeux ?