— Pra cada adeus, um nó

Les oeillets n'ont pas d'épines et pourtant elle sent comme des échardes s'enfoncer dans ses doigts alors qu'elle s'arrête devant la porte. Elle est grande cette porte vous ne trouvez pas ? Ou alors c'est elle qui a rapetissé ? Dans le reflet de la vitre, Thècle prend le temps de s'observer. Même jeune, elle ne s'est jamais vraiment souciée de son image. C'est qu'elle ne s'est jamais trouvée moche, au contraire : princesse métisse, guerrière insoumise et amazone au bras armé, à courir d'un pays à l'autre, d'une carrière à l'autre et d'un homme à l'autre. Thècle n'était pas une épouse fidèle. Pourtant, l'amour, le bonheur, elle les a côtoyés deux-trois fois au cours de sa vie. Mais c'était il y a longtemps, elle croit. C'était quelqu'un d'autre. Cette petite vieille au visage rongé par le cache-oeil et la fatigue, aux cheveux ternes et à la peau fripée qui hésite devant cette maison ensoleillée, ce n'est pas elle. Non ce n'est pas elle. Pas de ranger en bottes et en gilet militaire. Pas même de Toto ou de cigare aux lèvres. Non, sac à dos et doudounes sont troqués contre une robe et un gilet en laine. Zéros balles entre ses mains écorchées : que des fleurs. Des oeillets blancs.

« C'est pour quelle occasion ? » lui a demandé la fleuriste.
« C'est pour annoncer un décès. »
« Ah. » Oui le fameux ah qui coupe les sourires et fauche la respiration. Des oeillets blancs comme la mort donc.

C'est donc pour annoncer un décès qu'elle appuie sur la sonnette au-dessous du nom d'Espérance.
C'est un joli nom Espérance. « Quand j'aurais une fille je l'appellerais Espérance » lui disait souvent Placide, son frère. « Parce que les enfants sont les flambeaux de l'espoir. » Placide n'a jamais eu de fille.
L'alarme sonne donc, annonce son arrivée. Car elle est venue sans prévenir. Toujours à l'improviste, toujours sans être invitée. Une habitude entre elles. Mais cette fois-ci, Thècle est venue avec des fleurs. Des fleurs pour embellir le malheur.

Alors elle attend que la porte s'ouvre. Elle attend que le visage de sa fille apparaisse par la fenêtre, sur le pas de cette maudite porte. Elle ne dit rien. Elle patiente comme un condamné dans le couloir de la mort. Avec un sourire triste pour rehausser ses fleurs.

Elle a eu beau fuir toute sa vie, lorsque la fin arrive, la vraie fin, il faut bien finir par hisser le drapeau blanc.
Elle trouve ça plus dur que toutes ses traques dans les plaines de Célestia.

— Pra cada adeus, um nó

Des pas à l'intérieur, la porte grince et le visage de sa fille apparait. De 6 ans vieillie. Cette couleur de cheveux, ces mèches bleues c'est nouveau ? A-t-elle grossi ? Maigri ? Est-ce qu'elle mange bien ? Est-ce qu'elle est fiancée ? Maman ? Veuve ? En bonne santé ? Oh ce sont des années de questions qui ressurgissent brusquement avec toutes les inquiétudes, les non-dits, les disputes d'avant.
Et tout ce que sa fille trouve à lui dire c'est un « Ah ». Oui encore ce putain de fameux ah qu'on lâche quand on sait pas quoi dire. Quand on s'en fiche un peu. Il n'y a pas d'embrassade, pas de colère, pas de sourires entre elles. Il n'y a rien. Qu'un simple « Ah ».

▬ Bonjour ma fille. Souffle Thècle avant d'entrer, cherchant des chaussures d'homme dans le vestibule ou bien des photos disposées dans le couloir. Cherchant à rattraper 6 ans de vide en somme.

Elle regarde sa fille s'éloigner pour lui proposer à boire, repense à l'hôpital, à trente ans plus tôt quand on lui a placé ce bébé dans les bras avec un « félicitations c'est une fille ». Battement de cils. Depuis quand ce petit bout de viande tout rose et bruyant est devenu une femme ? Pire une inconnue. Elle vient pourtant de son ventre, de sa chair. Elle l'a portée 9 mois en elle à travers les rues de Kigali, l'aéroport de Paris et la clinique de Bruxelles. Elle porte sur elle les traits son visage et le nez de son mari, elle a l'expression froide de sa mère et la droiture de son père.
Alors pourquoi est-ce que Thècle ne la reconnait pas ? Est-ce la Transcendance qui lui a pris son enfant ? Ou est-ce tout simple le fait que c'est une bien mauvaise mère ? Les pensées s'entremêlent, dans le grand chavirement des songes et des sentiments, là où débordent la peur et les regrets. Thècle sent les larmes monter. La maladie, la fatigue, la ménopause et le fait d'être humaine tout simplement la laissent pour une fois à vif. Elle qui d'ordinaire ne ressent guère plus que le rien. Ou fait semblant du moins.

▬ C'est tout ce que tu trouves à dire à ta mère après tout ce temps ? A-t-elle répondu, la voix brisée, en serrant son bouquet. Ta pauvre mère qui va mourir.

Pour une fois, Thècle veut des orages, des éclats, de l'émoi. Tout sauf ce rien pourtant si grand qui existe entre elles et qui menace de l'avaler. Ce rien qui a mangé le temps perdu et qui demain l'emportera.

— Pra cada adeus, um nó

Dans le dos de sa fille, il y a un sillon humide qui se creuse de l'oeil unique de Thècle jusqu'au rebord de sa mâchoire. Un infime vallon de larmes silencieuses. Elles ne font pas de bruit même quand elles s'écrasent sur le tissu de son pull. Le silence est là encore une fois. Ce silence qui broie. Boit les pleurs.  
Espérance s'enfuit vers ses placards et sa bouilloire et Thècle reste là, seule et stupide au milieu de la pièce principale avec son bouquet et tout ces mots qui s'étouffent dans sa gorge. Son père lui a appris à tirer, sa mère à danser, la guerre à survivre mais personne ne lui a appris à être désolée. Elle se sent toute petite redevenue gamine devant sa propre enfant avec comme une envie d'appeler ses parents à l'aide. Qu'on lui dise quoi faire, quoi dire. Mais ça ne vient pas. Ça ne vient tout simplement pas. Un soldat ça ne s'excuse pas. Et ça chiale pas non plus.

▬ Je... Tu... Non je... Le coeur s'emballe, la voix déraille. Elle bégaye quelques instants et puis soudainement tout ressort d'un coup sans prévenir comme un effroyable raz-de-marée. Seulement ce ne sont pas des mots, pas même des pleurs qu'elle vomit : c'est la toux. La foutue toux. Des vagues de toussotements qui la font se plier en deux, la poitrine douloureuse et la force à elle-même battre en retraite, trébuchant jusqu'à une chaise, un fauteuil, n'importe quoi tant qu'elle peut s'effondrer dedans et cacher son visage dans une main tandis que son torse continue à se comprimer en tremblements réguliers jusqu'à ce que l'orage passe.

Quand la toux s'en va, laissant derrière elle un vide inconfortable, Thècle relève doucement la tête, la respiration haletante. Chacune de ses bouffées d'air est un drôle de sifflement. D'un bras un peu tremblant, la doyenne tend le bouquet aux fleurs toutes secouées, pétales éparpillés sur le sol et siffle, la gorge et les nerfs à vif :  

▬ Je t'ai ramenée des fleurs.

Et un rendez-vous au cimetière peut-être. Enfin ça, peut-être qu'Espérance l'a déjà compris.

— Pra cada adeus, um nó

Journaliste quel drôle de métier. Alors qu'elle cherche toujours à tatillon quoi lui dire, Thècle repense à cette petite fille qui n'avait pourtant jamais sa langue dans sa poche. Une gamine curieuse, diaboliquement intelligente avec la même fougue, la même créativité qu'elle à son âge. Toute pareille. Thècle ne l'a pas vue pousser cette morveuse ou peut-être a refusé de la voir grandir cette enfant qui lui ressemble tant. Elle aurait voulu qu'elle soit actrice, ingénieure, médecin, professeure, mais journaliste ah ça non, journaliste c'est un job de casse-couilles. Les journalistes c'est comme des cafards, ça grouille de partout, il y en a de toutes les espèces, ça revient toujours comme on s'y attend pas et la doyenne n'en a jamais vu leur utilité. Enfin pas avant de comprendre qu'au lieu de prendre le fusil comme elle et son frère, Espérance avait choisi sa plume pour changer le monde. Et cette pensée l'émeut d'autant plus. Qu'une femme qui sache si bien manier les mots se retrouve muette à son approche.

Muette mais pas sotte. Peut-être que justement, mettre un mot sur leur situation c'est sceller son sort. Peut-être que c'est un peu comme hésiter à appuyer sur la gâchette.
Ça ne leur ressemble pourtant pas à toutes les deux.
Et pourtant quand ça sort, le coeur de Thècle s'est encore serré : sa poitrine lui fait mal. Malade ? Les mots, parfois, ça perce comme des balles oui.

▬ J'en suis au stage 3 de la Transcendance. Elle s'assoit, ou plutôt se laisse tomber sur un fauteuil, les jambes tremblantes et la voix aussi : Je voulais te revoir, avant... Avant la fin. Enfin tu sais quoi.

Non Espérance ne sait pas. Que jusqu'au dernier moment sa mère sera égoïste. Qu'elle vient avant tout pour elle-même et non pas pour sa fille. Qu'elle amène des fleurs et également une requête :

▬ Et puis j'ai quelque chose à te demander. Pour la première et sans doute la dernière fois.

— Pra cada adeus, um nó

D'un signe de la main, Thècle lui fait signe de s'asseoir en face d'elle. Puis elle se penche, lui attrape les mains, les yeux à demi-clos. La fatigue lui tombe dessus comme un coup de marteau dans la nuque. Elle regarde les paumes de sa fille, ces paumes toutes lisses entre les siennes toutes ridées, toutes abimées. C'est bien. Ce sont des mains qui n'ont pas eu à tuer. Elle repense encore une fois aux petits poings serrés du bébé qu'elle avait autrefois dans les bras, ce morceau d'elle qui lui tirait les cheveux, attrapait ses stylos et arrachait le papier peint des murs. Espérance comme toutes les bambins respirait la vie. Et puis ses mains là, en grandissant, elle les a vues couvertes d'encre, de confiture, de bobos, de terre et de toutes sortes de choses. Mais jamais de sang.

▬ C'est bien, c'est bien. Pense-t-elle à haute voix en tapotant ses mains. C'est curieux comme elle fait âgée d'un coup Thècle, penchée sur son fauteuil à lui serrer les doigts en respirant fort avec un regard qui se perd dans l'immensité de la pièce et surtout du gouffre qui les sépare. Comme une petite mamie perdue qui sent la fleur d'oranger et la maladie. Tu es une bonne fille.

De quoi parlent-elles déjà ? Ses sourcils se froncent. Les mains, le sang, la famille, la mort. Elle cherche un instant et puis ça lui revient. La mort.

▬ Ton frère. Il vient d'arriver à la Vallée. Les retrouvailles n'ont pas été faciles non plus. Seth est aussi têtu qu'elle. Mais au moins c'est bien qu'il soit là maintenant. Ils vont pouvoir se dire adieu. Je te donnerai son numéro, c'est à toi de t'assurer qu'il ne fasse pas de bêtises maintenant d'accord ? C'est ton rôle de grande soeur.

C'est ce qu'elle lui répète inlassablement depuis toute petite. Espérance donne l'exemple. Non Espérance il ne faut pas embêter ton petit frère même s'il est chiant. S'il te colle partout, s'il te vole tes jouets c'est parce qu'il t'admire. Espérance tu dois veiller sur lui. Espérance ton frère c'est la chose la plus précieuse que je t'ai donné. Ton frère.

Les yeux de Thècle s'embuent. Et la douleur qui lui frappe la poitrine n'a rien à voir avec la Transcendance. C'est comme une balle dans son coeur, comme un projectile qui lui crève la poitrine, rouvre tout et laisse à découvert des blessures jamais bien cicatrisées. Ses doigts se resserrent sur ceux de sa fille, la doyenne tremble, ses yeux clairs figés vers un point invisible comme si elle était en train de dévisager un fantôme.
Ses frères.
Ça dure quelques secondes à peine et puis sa poigne se relâche, soudainement molle. Un soupir s'échappe de ses lèvres. Elle la lâche
Il sont partis.

Remettant sur ses genoux le sac en bandoulière qu'elle a pris avec elle, elle se met à fouiller dedans. Elle sort sa boîte à cigares en argent, en renverse le contenu sur son pantalon sans se soucier des morceaux des tabac qui s'éparpillent sur le tapis d'Espérance. Et du fond du boîtier, caché dans une pochette plastifiée, elle sort une photo. Une vieille photo. Trois silhouettes souriant à pleines dents en tenue de soldat. Deux hommes et une femme. Thècle n'est pas difficile à reconnaitre, elle a la même tresse qu'aujourd'hui, le même maquillage. À la différence que la fougue et l'énergie de ses traits se sont envolés. À ses côtés, bras-dessus, bras-dessous on devine que les deux garçons plus âgés aux traits similaires sont ses deux frères. L'un d'eux brandit fièrement Toto, lui aussi plus jeune d'au moins 30 ans avant d'être rapiécé rafistolé de partout. L'autre a un cigare dans la bouche et fait un V avec les doigts. Le V de la victoire ou de la paix ?

▬ Tu écris encore ma biographie ? Demande-t-elle en lui tendant à deux mains le cliché dans un geste lent comme s'il s'agissait du plus précieux de ses trésors.