Le soleil baignait la chambre d’hôpital, conférant un soupçon de couleur au sein de la pièce immaculée. Dorothea avait rassemblé ses maigres affaires dans son sac. Elle avait déjà opéré le tour de la chambre plus d’une fois, traquant le moindre objet qu’elle aurait pu omettre, pestant lorsqu’elle avait remarqué qu’elle avait manqué de partir en laissant son chargeur branché à la prise. L’holokit reposait dans sa main, aussi étranger et familier que lorsqu’elle s’était éveillée dans cette chambre il y a de cela… Elle fit mentalement le compte des jours. Un mois. Que le temps passait vite.

Comment était-elle arrivée ici ? Personne n’avait su répondre à sa question. Les soignants lui avaient fait passer une batterie de tests, trouvant toujours une excuse pour que son séjour se prolongea. Les soignants les plus aimables veillaient à ce qu’elle soit bien traitée un minimum et, de cela, Dorothea ne s’était pas plaint. Elle savait très bien pour quoi elle avait dû demeurer autant sous le radar des docteurs. Elle avait été en contact avec des Transcendés, et même blessée par l’un d’eux. Si la Transcendance n’était pas transmissible à l’image d’une morsure de zombie (la comparaison la fit sourire) il fallait croire que la méfiance restait de mise. Ou peut-être avait-on veillé à ce qu’elle ne divulgua rien sur la soirée à laquelle elle avait assisté.

Aux questions à ce sujet, Dorothea était demeurée évasive. Elle n’avait fait que mentionner un tohu-bohu où il lui avait été impossible de retenir un seul visage. Ce qui était foncièrement faux. Néanmoins si un mensonge pouvait lui éviter des ennuis, c’était un petit risque à prendre. Elle n’osait pas imaginer ce qui l’attendait si on apprenait qu’elle était aussi témoin d’autres évènements censés être tenus secrets comme le meurtre (indirect) d’un nain créateur de dragon mécanique.

Pendant des jours, entre deux sessions d’interrogations et de soins, Dorothea avait consulté le répertoire de son holokit. Observant la liste de ses contacts, les appels manqués, les messages auxquels elle n’avait pu répondre. Se demandant si quelqu’un l’attendait encore quelque part. Si elle pouvait se permettre de revenir au sein de ce petit microcosme après tant d’absence.

Elle avait tenté celui de Nemesis. Ses jambes avaient tremblé en entendant que la tonalité résonnait dans le vide. Se raccrochant à la table de chevet, Dorothea avait ravalé ses larmes, espérant qu’il n’était rien arrivé à son ami. Ce que relatait la gazette ne l’aidait guère à conserver une vision optimiste.

Inspirant et expirant avant de se jeter à l’eau, Dorothea avait remonté le fil de ses contacts, appuyant sur le nom de Ji-Hoon. Elle avait bloqué sa respiration, telle une nageuse se lançant soudainement dans la plongée sous-marine. Elle avait rencontré le jeune homme comme nombre de personnes sur Althea : par le plus pur des hasards. La boutique l’avait attiré à elle, petite lumière jouant de ses charmes auprès de la phalène perdue. Les effluves d’herbes, d’odeurs lui rappelant les thés artisanaux, avaient fini par la captiver avec le même charme que l’odeur du vieux papier dans une librairie désuète.

Chaque visite chez Ji-Hoon s’accompagnait d’un échange amical entre les deux individus, pratiquement tombés tous les deux en même temps, à un mois d’écart. Ils s’étaient échangés leurs découvertes sur Althéa, leurs incertitudes et nombre de conseils au point que leurs noms respectifs avaient été ajoutés à l’holokit de l’autre.

Lorsque Ji-Hoon décrocha, Dorothea ne sut que bafouiller des mots creux d’une voix tendue, prête à se rompre.

— Hey, Ji-Hoon, comment ça va depuis le temps ? … Désolé de ne pas avoir appelé plus tôt.

Dorothea se retourna avant même que Ji-Hoon ait ouvert la bouche. Elle avait entendu la porte s’ouvrir et, surtout, avait perçu la fragrance si particulière qui entourait le jeune homme. Celle des herbes qui emplissaient les étagères et tiroirs de sa boutique, imprégnant toute sa personne.

La jeune femme rangea son téléphone dans la poche arrière de son jean. Après un mois à se voir dans ce lieu aseptisé, elle pouvait retourner dans le monde réel. Même si elle était de nature casanière, Dorothea savourait déjà d’avance le simple fait de pouvoir vadrouiller dans les rues de Caer. C’était comme ré-apprendre à marcher après avoir été immobilisé trop longtemps.

— Merci d’être venu Ji-Hoon, c’est… Enfin, tu sais combien ça compte pour moi.

Savoir que quelqu’un était présent pour elle, même simplement pour sa sortie de l'hôpital, lui réchauffait le cœur. La jeune femme agrippa son sac, prête à emboîter le pas au coréen.

— Tu es sûr que ça ne dérange pas pour ta boutique ? (Il la tenait seul, après tout) Tu pourras me demander mes services pour t’aider en guise de dédommagement, ajouta-t-il à demi-sérieuse.

Après tout, elle n’avait probablement plus de travail qui l’attendait là-dehors. Oh non, elle n’était absolument pas prête à se confronter à Rosario.

Dorothea rendit son étreinte à Ji-Hoon.Elle qui n’avait connu comme véritables contacts tactiles que son oncle et sa tante se sentait toujours touchée de voir que d’autres personnes tenaient à elle. Savoir que quelqu’un se souciait de vous et était capable de vous faire entrer dans sa sphère privée avait quelque chose de rassurant.

S’extirpant de la chambre avec un rien de soulagement, Dorothea marchait aux côtés du jeune homme l’écoutant lui proposer un petit programme détente qu’elle accepta avec enthousiasme.

— Riche idée ! J’ai besoin d’inspirer de l’air frais et de me dégourdir les jambes.

Elle sourit à elle-même : la casanière qu’elle était changeait ses habitudes. Sa vie connaissait de grands bouleversements qui se muaient aussi en minuscules changements.

— Le temps est splendide, propice pour se concocter de délicieux sandwichs.

Arrivé à l’accueil, Dorothea signa la décharge assurant son départ. Que ce soit sur Terre ou à Althea, certaines routines demeuraient bien vivaces dont les fameuses circonvolutions administratives.

En posant le pied hors du bâtiment, Dorothea inspira longuement, tendant les bras au ciel. Le picotement de la chaleur solaire sur son épiderme procura en elle une sensation sur laquelle elle n’avait jamais posé de mot mais dont, elle se rendit compte à l’instant, lui avait grandement manqué. La sensation d’être pleinement vivante, petit élément de cette immense structure qu’était l’univers.

Son sac bien arrimé sur son dos, Dorothea saisit la main de Ji-Hoon. Grisée par la soudaine sensation de liberté qui lui gonflait le cœur, elle se permettait des gestes qui, s’ils paraissaient anodins, étaient de véritables avancées impromptues de sa part.

— Si je me souviens bien, il y a une supérette là-bas. (Elle désigna une parcelle sur leur droite) Tu as des préférences pour le pique-nique ? J’ai dis sandwichs, mais ils proposent un bar à salades. Enfin, sauf s’ils ont changé depuis. Des fois, ça va tellement vite dans les magasins…

Tout en devisant, Dorothea entraînait Ji-Hoon à ses côtés, s’éloignant promptement de l’hôpital pour s’immiscer dans les rues peuplées de Caer. Certaines choses ne changeaient pas, même avec le temps qui passe, et la fréquentation du centre-ville en faisait partie.

Se rendre dans une boutique pour y faire ses courses : un acte si banal qui lui rappela furtivement ses souvenirs sur Terre. Dorothea avait beau faire partie de ceux ayant tourné la page, les souvenirs aimaient remonter à la surface pour mieux tisser un parallèle ou raviver des sentiments qu’on pensait avoir enfouis. Durant quelques instants ce fut son oncle qu’elle vit se tenir à ses côtés, lui expliquant comment choisir les fruits et légumes frais, ce restaurateur qui lui avait appris les b.a.-ba de la cuisine.

Dorothea laissa le souvenir s’étioler de lui-même, promptement étouffé sous les bruissements des clients et le programme décliné par Ji-Hoon. Elle préférait conserver de sa famille ces moments de quiétude plutôt que l’ultime image qu’elle avait d'eux, et que cette soirée au club VIP lui avait asséné en pleine figure.

— Je tente ton choix ! annonça la jeune femme, rebondissant sur la proposition de son ami. Je n’ai jamais goûté la cuisine sud-coréenne. Ce sera une grande première !

Saisissant le pain, prenant ensuite celui que Ji-Hoon avait choisi pour lui, la jeune femme lui emboîta le pas pour la suite de leurs achats. Lorsque le produit recherché se trouvait trop haut, Dorothea laissait son cristal de télékinésie la seconder. Elle ressentait toujours ce petit moment d’exaltation en arrivant à faire venir jusqu’à elle-même un simple bocal de légumes marinés.

Les bras remplis de denrées, Dorothea souriait à la fois heureuse de partager un moment aussi simple et curieuse de voir la suite du programme.

— Il faudra un jour que je te fasse goûter les saveurs canadiennes. Le souci, c’est qu’elles se prêtent plus à la saison hivernale. On s’injecte de la graisse à tous les repas pour résister aux chutes de neige. La poutine, ça te transforme n’importe qui en grizzly.

Déposant son chargement à la caisse, Dorothea extirpa au plus vite sa carte de paiement, tentant de prendre de cours son ami.

— Laisse-moi payer une part, à défaut de tout. Parce que je sais que tu vas me refuser ce second choix.

Prise de court par le Coréen, Dorothea ne put que cligner des yeux, abasourdie. Loin de prendre la mouche pour si peu, la jeune femme rangea sa carta avec un soupir résigné à peine dissimulé, et rendu moins dramatique par le sourire qui étirait ses lèvres. Ce n’était que partie remise.

Suivant Ji-Hoon dans son sillage, entraîné même par son camarade, Dorothea fut menée jusqu’à une boutique qui lui était, jusqu’ici, inconnue. La semi-obscurité qui y régnait lui rappelait ces bouquineries dans lesquelles elle pouvait passer des heures à simplement observer les étagères pleines à craquer d’ouvrages. Les tissus étaient multiples, s’alignant bien rangés lorsqu’ils n'occupent pas les tables pour mieux exposer leurs motifs.

Dorothea laissa ses doigts glisser, impressionnée par la diversité des tissus, tous si différents au toucher. Si elle n’était pas du genre à vagabonder dans les boutiques de vêtements, elle demeurait tout de même impressionnée par ce qu’elle découvrait.

— Rah, je n’arrive pas à choisir, soupira-t-elle en se grattant la nuque. Je n’ai aucune expérience là-dedans…

Enfin, après tout ce n’était qu’un drap pour pique-niquer. Elle n’avait pas à choisir le tissu qui servirait à concevoir sa robe pour le bal. Pour autant, Dorothea voulait effectuer un choix raisonné et non sur un coup de tête.

— Ji-Hoon, c’est quoi ta couleur préférée ? Comme ça, du tac au tac.  

Avec de la chance, elle trouverait un échantillon combinant leurs préférences. Autant choisir quelque chose qui leur plaise à tous les deux. Elle pourrait toujours ressortir le drap lors de leurs futures sorties (après tout, pourquoi n’en aurait-il pas d’autres par la suite ?)

— Pour moi, c’est le violet. Ça me rappelle les costumes de sorcières de mes romans d’enfance.

— Le rouge ? J’aurais pas cru !  se permit de rétorquer Dorothea du tac au tac.

En compagnie de Ji-Hoon, elle pouvait se laisser à un ton plus extravagant qu’à son habitude. Leur relation, basée sur la confiance, ne s’embarrassait ni de quiproquo, ni de malaise.

Les piles de tissus formaient un océan coloré autour d’eux. On aurait cru voir deux naufragés perdus au sein d’un plan d’eau gigantesque. Pêcheuse amatrice, Dorothea tentait de dénicher la fameuse pièce qui comblerait leurs attentes. Lorsque Ji-Hoon posa sa main sur son épaule, Dorothea se tourna vers lui pour détailler ce qu’il avait trouvé.

— Oh pas mal.  

Dorothea s’était penchée pour détailler du regard. La propriétaire de la boutique vint sur ses entrefaites pour apporter son expertise. Face à ses interrogations, Dorothea demeura bouche close, désarçonnée par ses propos. Ce ne fut que lorsque la femme s’éloigna que la jeune femme réussit à reprendre contenance en se rendant compte que Ji-Hoon était tout aussi embarassé qu’elle.

— Ne te prends pas la tête avec ça. Les gens d’un certain âge aiment bien créer des couples partout. Ils commencent dès la maternelle.

Dorothea prit le tissu des mains de Ji-Hoon pour mieux l’aider à tourner la page. La Canadienne était de celle qui recevait ce genre de remarques avec un pincement au cœur, considérant qu’elle n’était pas de ceux qui finiraient en couple. Elle resterait l’éternelle meilleure amie. De plus, elle appréciait la compagnie du Coréen comme elle était à l’instant présent. S’avancer sur un autre chemin ne lui était jamais venu à l’esprit, tout simplement parce qu’elle n’avait pas encore élargi son horizon aussi loin.

— Mauve et rouge, ça peut le faire aussi. Attends, tiens.  

Tendant le bras, Dorothea saisit un morceau de tissu.

— Celui-ci a des motifs en vagues. Et quand on le bouge, on pourrait croire que ça ondule. Je veux juste éviter le carré Vichy. C’est trop vieillot pour moi , admit-elle avec un sourire gêné.

Craignant que la propriétaire ne les entende, Dorothea ajouta plus bas :

— Si tu veux, on choisit vite avant qu’elle ne revienne avec la moitié de son stock dans les bras et nous fasse repartir avec de quoi refaire notre garde-robe. Je ne serais pas étonnée qu’elle soit avide de conserver ses clients longtemps pour vendre un maximum.