Inspirer lentement le courage, expirer doucement la peur, calmer ses tremblements. Tout cela pour continuer à faire les cent pas face à la devanture de la boutique, incapable de se décider à franchir la porte. Il existait bien une entrée moins tapageuse, située en arrière-boutique, réservée aux employés. Mais Dorothea se sentait incapable, psychologiquement, de s’y rendre. Puis y avait-elle encore droit après cette absence impromptue et bien trop longue ? Pouvait-elle être encore considérée comme une employée après ce congé sabbatique ? Même si, de congé, il n’en avait que le nom. Elle ne l’avait absolument pas prévue et aurait mille fois préféré ces derniers temps ailleurs que à demi-comateuse dans un lit d’hôpital.

Les regards des passants commençaient à se faire insistants, troublés par ce curieux manège digne d’une héroïne de shojo quêtant le moment propice pour déclarer sa flamme à l’élu de son cœur. Dorothea tapa du pied, excédée par ses propres hésitations. Il fallait bien qu’elle obtienne une réponse. Soit Rosario officialisait son renvoi, soit elle reprenait son boulot au risque de devoir subir des journées intenses de travail en guise de punition. Voire des dégustations forcées de ses dernières idées culinaires.

Dorothea haussa les épaules. Ce serait une juste revanche au vu de l’énorme lapin qu’elle lui avait posé.

La jeune femme poussa la porte de la pâtisserie, faisant tinter la clochette suspendue juste au-dessus. Un ou deux clients patientaient au comptoir, se retournant à son arrivée. Les regards glissèrent sur elle sans s’arrêter. La jeune femme ne nota aucun visage connu. La boutique semblait tenir bon. Rosario avait du continuer à cravacher. Il avait beau avoir des défauts, sa passion l’animait d’un feu ardent et le motivait continuellement.

Se glissant au bout de la file, Dorothea repassa en revue les multiples accroches qu’elle avait travaillé au vu de ses retrouvailles. Pour autant, elle suspectait que rien ne se passerait comme prévu. L’être humain demeurait une créature imprévisible, Rosario en tête. Lorsque ce fut son tour, la jeune femme ouvrit la bouche pour annoncer à l’hôte(sse) qu’elle souhaitait voir le propriétaire des lieux.

Sauf qu’au lieu et place d’un(e) employé(e), son regard rencontra celui de Rosario. Le joli petit édifice s’écroula, véritable château de cartes recevant le souffle puissant d’un gamin turbulent. Dorothea sentit une boule de plomb couler à pic dans son estomac, la vissant au sol. Ses doigts se crispèrent transformant ses mains en poings fermés, tremblotants.

— Je…

Oh allez, du nerf, du courage ! Il n’allait pas la dévorer, que diable. Et aucun four n’était assez grand dans cette boutique pour l’engloutir tel Gretel aux mains de la sorcière, ni aucun couteau assez affuté pour la débiter en tranches.

— Rosario, je suis sincèrement désolée pour cette absence qui a, oh, beaucoup beaucoup trop duré. Je peux tout vous expliquer. Est-ce qu’on peut parler en arrière-boutique s’il vous plaît ? Ou après votre service. C’est vous le patron.

Elle aurait aimé ajouter quelque chose mais s’abstint. Une petite pique humoristique n’était sûrement pas la bienvenue. Elle avait l’impression d’être un de ces aliments qu’on cuisait au bain-marie, prise d’assaut par un feu invisible s’amusant à la faire longuement mijoter.

L’accueil fut glaçant. Elle avait beau s’y être préparée, Dorothea sentait ses entrailles se nouer et son appréhension se muer en certitude. La colère de Rosario était légitime. Elle l’avait abandonné sans un mot, sans une once d’excuse. Oh, certes, ce n’était pas totalement sa faute mais il n’en savait rien. Dorothea ne pouvait s’empêcher de songer qu’elle aurait pu faire quelque chose, essuyer les plâtres plutôt que se terrer dans sa chambre d'hôpital. Elle aurait dû laisser un message sur le Holokit de Rosario dès son réveil. Mais elle avait eu peur de se confronter à lui, terrifiée comme une gamine face à son paternel.

J’irais lui dire de vive voix, s’était-elle promis à elle-même, rejouant la scène des retrouvailles cent fois jusqu’à trouver la bonne réplique.

Mais il n’y avait pas de réplique exacte à sortir au moment propice. La vie n’était pas une pièce de théâtre.

Les oreilles bourdonnantes, Dorothea perçut à peine le compliment que son patron lui avait lancé, ce employée modèle qui l’aurait fait sourire en un autre moment, lui aurait gonflé le cœur d’un sentiment de plénitude.

Dorothea ploya la nuque, s’inclinant face à cet homme imposant dont elle pouvait sentir la colère pulser autour de lui, telle une épaisse couche d’air brûlante.

— Je suis désolé. Vraiment, vraiment désolé. Je sais, ce ne sont que des mots mais je le pense sincèrement.  

Dorothea se releva, tenta de regarder Rosario dans les yeux. Elle fit face à un regard d’une telle froideur que ses propres prunelles dévièrent leur course. La jeune femme croisa les mains dans le dos pour ne pas flancher, ses doigts s’entrelaçant.

— J’aurais dû vous appeler dès mon réveil à l'hôpital. J’ai repoussé sans cesse de peur… De peur de vous décevoir, alors que ne rien dire était tout aussi idiot. Vous vous souvenez du bal qui s’est tenu dans les villas de Caer ? J’étais là-bas.  

Lui avait-elle signalé qu’elle participait à ces festivités à l’époque ? Sa mémoire, véritable gruyère lorsqu’il s’agissait de certaines informations, demeurait fortement floue à ce sujet. Mais il avait du en entendre des échos via la gazette. L’évènement avait fait grand bruit.

— La fête a tourné au vinaigre. Il y a eu des… Transcendés…  

Sa voix avait marqué un arrêt afin de réprimer le tremblement qui l’avait saisi à l’évocation de ces créatures. Les visages de son oncle et de sa tante étaient apparus furtivement. Souvenir encore bien trop douloureux.

— Je ne sais pas comment ça s’est terminé. J’ai été attaqué, je me suis défendue, j’ai sombré je ne sais où. Je me suis réveillé à l'hôpital de Caer il y a… un mois. J’aurais dû appeler à ce moment-là. Je regrette sincèrement d’être restée muette. J’ai agi comme une gamine terrifiée  , conclut-elle en secouant la tête.

Son regard vacillant réussit à accrocher celui de Rosario.

— Je me doute que depuis vous avez trouvé quelqu’un de plus fiable. Vous le méritez. Je voulais juste… m’excuser, vous dire la vérité.

Comme une enfant qui, sachant qu’elle avait commis une faute, venait recevoir le jugement du tribunal qu'étaient ses parents.

Lorsque Dorothea entendit Rosario évoquer le projet de lui apprendre à se battre, Dorothea leva les yeux aussi intriguée que motivée par cette perspective. Les yeux glacés douchèrent tout espoir de voir ce projet se concrétiser. Dommage. Devenir quelqu’un d’assez fort pour savoir protéger les autres et soi-même c’était un doux rêve qu’elle espérait un jour caresser. Mais il fallait croire que ce ne serait pas aux côtés du pâtissier.

Ou après de longs mois à retaper leur relation, si c’était encore possible de réparer les dégâts.

Face aux récriminations de Rosario, la jeune femme ne pouvait qu'acquiescer, tout à fait consciente que son silence avait été la pire des options. La mention d’un remplaçant la saisit bien plus rudement qu’elle ne l’aurait cru. Mais c’était évident, non ? Personne n’était irremplaçable.

— Oh, c’est le principal s’il travaille bien…

Dorothea avait la voix vacillante, la gorge emplie de sanglots qu’elle retenait. C’est maintenant qu’elle se rendait compte combien elle s’était attachée à cet endroit. Oui Rosario avait ses lubies, pouvait se conduire aussi bien comme un gamin ravi d’avoir créé quelque chose qu’il considérait comme savoureux que comme un oncle rude mais juste dans ses décisions. Il ne la ménageait pas, et cela avait aidé Dorothea à s’établir dans ce microcosme.

— Si jamais vous avez besoin d’aide, je suis là. Enfin si vous voulez toujours.

Ses doigts tremblaient. Infortuné lapin sous les yeux du prédateur, percevant le danger mais incapable de discerner quand il s’abattrait sur elle.

L’odeur du croissant chaud - trop chaud - vint chatouiller ses narines. Mûe par l’habitude, répondant à ses réflexes plus qu’à son intellect, la jeune femme fonça vers le four incriminé. Protégeant ses mains avec un chiffon à proximité, Dorothea sortit la grille pour la déposer sur le plan de travail. Vérifiant l’état des viennoiseries, la jeune femme émit un soupir de soulagement.

— Sauvés. Quelques minutes de trop et ils seraient devenus trop cuits. Et ça n’aurait pas été…

Le coup de stress retombé, Dorothea se rendit compte que son comportement, aussi salvateur fut-il pour ces modestes viennoiseries, pouvait paraitre totalement discourtois en ces temps troublés. Elle reprenait ses habitudes d’employée alors qu’ils discutaient de son avenir et que celui-ci était plus proche de l’arrêt brutal que jamais.

La jeune femme recula promptement.

— Désolé, je… Je vais vider mon casier. Depuis le temps mes affaires doivent tout encombrer.

Affaires qui, en réalité, se résumaient à des tenues de travail, qu’elle laisserait ici, et quelques bricoles sans réelle valeur. Une excuse toute trouvée pour oublier l’incident et faire profil bas.

— Puis je veux pas vous retenir plus longtemps. Les clients doivent s’impatienter.

Il voulait bien la reprendre, vraiment ? Le palpitant de Dorothea manqua un battement pour mieux s’emballer, emplissant ses oreilles d’un bourdonnement diffus. Mais Rosario n’aurait pas été lui s’il n’y avait pas un piège derrière cette porte entrouverte. Le voilà qu’il se prenait pour un de ces présentateurs de duels culinaires.

A quoi pouvait bien ressembler ce Flavio ? Dorothea s’imagina un homme à la carrure imposante, le profil type du travailleur manuel. De quoi lui arracher des sueurs froides et la faire capituler.

J’en ai assez de fuir.

Assez de baisser la tête, piquer du nez sur ses souliers, murmurer tout bas ce qui plaisait aux gens, garder en elle ce qu’elle pensait.

Dorothea releva la tête. Elle saisit une des viennoiseries, croquant fiévreusement dedans. Le feuilletage se répandit en miettes sur le parquet.

— Je relève le défi. Je propose même que les clients participent en tant que jury.

Cela permettrait d’avoir la présence d’individus aux intentions impartiales dans l’équation. Dorothea sentait l’excitation l’envahir, à moins que ce ne soit le sucre qui lui montait la tête. Était-ce vraiment de simples croissants ou le fruit d’une énième expérimentation loufoque du maître des lieux ?

Cela n’avait aucune importance.

Dorothea engloutit une seconde viennoiserie. S’essuyant la bouche, elle fit face à Rosario.

— Je vais me préparer du coup. Je vous rejoins dans l’atelier juste après.

Avant de s’éclipser dans les vestiaires, la jeune femme tendit sa main à l’homme afin de partager une poignée de main.

— Merci de m’accorder une seconde chance.

Ignorante du drame qui se jouait dans la pâtisserie (qui allait, aujourd’hui, connaître un engouement sans précédent) Dorothea s’apprêtait pour ce qu’elle prenait pour un innocent duel culinaire. Du plat de la main, la jeune femme lissa sa tenue demeurée suspendue dans le vestiaire plus que nécessaire. La repasser n’aurait pas été du luxe mais elle ne pouvait se permettre cet écart n’ayant pas l’attirail sous la main, ni le temps de s’y adonner.

Tant pis pour l’originalité de la tenue. Elle se rattraperait sur la saveur de ses pâtisseries. La cuisson des mille-feuilles c’était comme le vélo : ça ne s’oubliait pas.

Sortant de l’arrière-boutique, Dorothea put constater par elle-même l’effervescence qui y régnait. Le public se massait en dehors, certaines têtes se penchant vers l’intérieur pour mieux dévisager les quatre individus qui se tenaient devant le comptoir. Dorothea suspecta que ce devait être des clients tirés au sort pour servir de juges.

En voulant les saluer, la jeune femme déclencha plusieurs réactions au sein de ce groupuscule. Une des jurés, une vieille femme rappelant cet archétype de mamie gâteau, lui répondit sur un ton chantant.

— Je suis très curieuse de voir ce que vous allez nous préparer. Un combat à mort, quelle idée étonnante !
— Je…
— Oh je pense que le gérant disait cela en plaisantant , argua un homme d’un certain âge. Le duel devrait cesser au premier sang versé.
— Que…
— Vous croyez ? J’espère que non. J’ai envie d’avoir de l’animation, moi !
— Excusez-moi…

Dorothea s’écarta du groupe qui, déjà, l’ignorait pour mieux discuter de leurs attentes concernant ce fameux duel à mort. Approchant de Rosario qui semblait occupé à préparer elle ne savait quoi (une autre de ses surprenantes et terrifiantes surprises ?) la jeune femme tira sur sa manche pour attirer son attention, se sentant aussi gauche qu’une enfant réclamant le regard paternel.

— Les clients parlent de duel à mort. Vous n’êtes pas sérieux, tout de même ? Les autorités vont nous tomber dessus et faire fermer la boutique.

Et elle-même était totalement opposée à cette idée.

Au-dehors, la foule laissait éclater sa joie, scandant le nom de Flavio. Dorothea déglutit, mal à l’aise, appréhendant déjà sa confrontation avec son rival.