Journée tranquille au refuge comme bien souvent d'ailleurs. La vie aux abords du village congelé est paisible, bien plus qu'elle ne l'était à l'abattoir. Et si les Sylvestres manquent à Gégé, ce dernier est pour une fois dans sa vie, très heureux dans son petit coin de paradis animalier. C'est que même si les jours sont tranquilles, le planning de l'ex-caerien est toujours rempli. Tout ce petit monde ne va pas tourner tout seul ! Il faut bien nourrir les bestioles, nettoyer leurs cages, jouer avec, répondre aux messages des futurs adoptants, faire les visites, organiser les prochains sauvetages et tout ça n'est pas de tout repos ! Heureusement, comme souvent pour les causes animales, il n'a aucun mal à trouver des volontaires pour l'épauler. L'affaire tourne plutôt bien, excepté qu'il ne fait pas d'argent mais les clochettes ne sont pas un problème car Tatsuya est un président très généreux et si Gégé ne fait pas de profits, il fait tout de même attention à ses dépenses. Même sans donations, il s'en sort plutôt bien.
Ah que c'est agréable de vivre de ce qu'on aime !

Alors qu'il s'apprête à fermer boutique pour faire sa tournée des repas du soir, voilà qu'une personne se présente à l'entrée. Lorsque la clochette sonne au moment où la porte s'ouvre, c'est un tonnerre d'aboiements qui accueille la visiteuse. La meute originelle, les quatre compères canins toujours en liberté dans leur nouvelle maison, viennent saluer avant leur maître la brune. Dans le grand hall d'entrée qui sert d'accueil, poméranien, beagle, labrador et samoyède forment un grand cercle autour de la jeune femme et surtout de son compagnon tout rose. Le loulou noir, plus petit que le cochon, se risque même à renifler ce drôle de toutou sans poils avec de grands yeux curieux.

▬ Au pied ! Gronde enfin Gégé qui émerge d'une pièce voisine, les bras chargés d'un énorme paquet de croquettes. C'est d'ailleurs plus attirés par le sachet qu'intimidés par l'ordre de leur chef que les chiens rappliquent à sa suite. J'arrive mademoiselle ! Entrez donc, il fait froid dehors ! S'exclame-t-il, à moitié caché derrière son sac en jouant du pied pour se faufiler au milieu des chiens qui disparaissent avec lui dans une autre pièce.

Une minute plus tard, voici que l'américain rapplique enfin, un peu rouge et recouvert de poils, fermant la porte derrière lui pour enfermer la meute et la tenir sage.

▬ Pardon, pardon, installez-vous je vous prie. Souffle-t-il en lui désignant les fauteuils posés près d'une grande cheminée allumée avant d'apercevoir le porcinet qui accompagne la demoiselle. Aaah trop mignon ! Comment s'appelle-t-il ? Demande-t-il aussitôt en s'accroupissant pour gratouiller le dos à l'animal. C'est drôle on dirait une des races de cochon élevées par son ex-employeur ! Ah oui désolé j'oubliais. Bienvenue au Sanctuaire pour Patounes Althéennes ! Que puis-je faire pour vous ? Chantonne-t-il presque avec un sourire qui rayonne de bonheur.

Gégé est vraiment dans son élément.

Regardez cette adorable côtelette sur pattes qui grogne joyeusement sous les papouilles de Gégé. Autant dire que notre ex-caerien est sous le charme. Mais il est professionnel aussi !

▬ Oh je suis désolé de l'apprendre. Le sourire sur son visage s'efface. Il ne revient pas malgré la présentation solaire de la demoiselle. Au contraire. C'est de la surprise qui apparait sur sa figure. Altagracia c'est un nom peu commun. Et ses sourcils se froncent alors qu'elle parle de compagnons et de cochons. Il a déjà entendu ce prénom. L'américain ne répond d'abord pas à la question pourtant toute simple. Ah... vous êtes l'ancienne colocataire de Meish... Réalise-t-il plutôt à haute voix en baissant la tête pour ne pas croiser le regard du fantôme du jeune homme, debout sur le pas de la porte. Oui l'allemand lui avait parlé de sa camarade quelque peu excentrique. Ce monde est petit. Mais il ne s'arrête pas de tourner pour la perte d'un ami ou d'une maman.

Alors Gégé s'éclaircit la gorge et reprend, soudainement plus sérieux qu'il ne voudrait l'être.

▬ Enchantée Altagracia. Moi c'est Gégé. Je ne vous sers pas la main sauf si vous voulez avoir les doigts qui sentent les croquettes. Puis il s'accroupit à nouveau à la hauteur de Basile, fixe le porcelet droit dans les yeux comme s'il s'attendait à ce que ce dernier s'explique également. Qui est Bartholomé ? Lui parle lentement à contrario de la détective. Nous n'avons pas de cochons malheureusement, mais ces animaux sont très intelligents en plus d'être sociables. Un chien ferait également un excellent camarade. Mais ça ne remplacera bien évidemment pas sa seconde maman. Il se relève et la dévisage. Les animaux sont comme nous, il faut leur laisser faire leur deuil. Et puis il pointe Basile. Par contre vous êtes consciente qu'il n'a pas encore atteint sa taille adulte ? Si c'est un rescapé d'abattoir il risque de devenir énorme. Si elle veut le garder et vraiment lui trouver un ami à quatre pattes il va falloir un toutou pas trop petit histoire qu'il ne fasse pas écraser à la première bagarre.

Inutile de s'offusquer de la réaction quelque peu glacée de la demoiselle à la mention de Meish. Elle est venue pour adopter un animal, pas pour ressasser des souvenirs douloureux, Gégé comprend. Mais il trouve tout de même la coïncidence curieuse.

Tout autant que la description de Bartholomé. Un iguane, un bichon et un cochonnet dans la même maison ? L'ex-fermier a un petit sourire. On ne doit pas s'ennuyer chez elle. Sourire qui disparait aussitôt que le mot abattoir vient péniblement résonner entre ses oreilles. L'américain rougit alors, toussote doucement.

▬ Aha oui, un abattoir ça alors. Ça doit être sinistre. Il a de la chance le petit.

Et il ne peut s'empêcher de penser alors que c'est lui qui a du faire tuer les deux parents de Basile, que quelques mois auparavant c'est lui qui aurait fait égorger le petit porcinet. Ça lui glace le sang. Heureusement ni le cochon, ni sa propriétaire ne le savent. Tout comme Meish il ne faut pas en parler. Il ignore ce qui se dit à la Vallée, si là-bas les journaux ont mentionné cet ouvrier des Sylvestres banni pour avoir assassiné le roi. Mais n'est-elle pas détective après tout cette Altagracia ? Oh pourtant, elle ne semble pas le connaître. Peut-être qu'il réfléchit trop, qu'il en fait trop, elle a simplement l'air enthousiaste à l'idée de rencontrer les autres pensionnaires.

▬ D'accord allons voir les chiens. Je pense qu'il vous en faut un sociable pour tenir compagnie à Basile. Vous avez de l'expérience avec les gros chiens ? Refiler une grande bestiole mal dressée et pleine d'énergie à une novice serait une invitation au désastre.

Tentant de dissimuler le malaise grandissant qui s'est installé dans sa poitrine, Gégé fait signe à la brune de le suivre et passe par la porte qui mène à la cour. Sous le porche de l'écurie reconvertie en face de la maison principale, il y a déjà pas moins de cinq larges cages où sautillent plusieurs chiens de type husky, akita, bouvier et spitz loup puisque ces animaux-là vivent très bien dans la neige. La plupart d'entre eux se jettent sur le grillage en aboyant joyeusement, certains regardent même le petit Basile en salivant.

▬ Hum ceux-là sont trop fougueux je pense. Et puis il leur faut une grande maison et beaucoup d'activité physique... pense-t-il à voix haute en longeant les abris, s'apprêtant à entrer dans l'annexe où séjournent les autres canins. Toutefois ses bottes s'arrêtent devant le dernier enclos, là où sagement repose un vieux Saint-Bernard aux yeux humides. Quoique... Il s'agenouille et passe un doigt à travers les mailles de la clôture pour gratouiller le crâne de ce doyen des montagnes. Voilà Boris, c'est un bon pépère qui a perdu sa maîtresse à cause de la Transcendance. Vous avez un jardin ? Même s'il n'est plus tout jeune il lui faut de l'espace pour se défouler. Il aime aussi beaucoup patrouiller, c'est un excellent gardien. Demande-t-il en pensant que Boris pourrait bien finir ses vieux jours à la Vallée entouré de cochons, bichons et d'iguanes.

Se reculant pour laisser la brune se présenter à Boris, Gégé observe humaine, chien et cochon faire connaissance et est ravi de voir que le courant a l'air de passer. Si le Saint-Bernard jette des regards curieux au porcinet, il n'a pas l'air agressif et est rapidement distrait par les papouilles enthousiastes de la détective.

▬ Hum une cour, je ne sais pas si ce sera assez. Il faudra lui faire faire de longues promenades alors. Ça reste un gros chien, pas une peluche. Mais l'image d'une demoiselle déambulant dans les rues de Requiem avec un géant canin et un cochon géant lui arrache un sourire rêveur. Que diraient les passants ?
Toutefois, à la question de la jeune femme, Gégé change aussitôt d'expression, devient quelque peu livide et rétorque nerveusement à toute allure : O-oui les Sylvestres ! C'est effectivement de là d'où je viens, comment vous savez ? Sait-elle pour feu Alexander ? Soudainement Gégé se sent coupable, quand bien même il a balayé plus tôt l'idée saugrenue qu'Altagracia ait été envoyée pour espionner. Alors il prend une grande inspiration et continue plus doucement : Mais oui je suis déjà allé à Requiem plusieurs fois. Avec le visa. Pour voir Meish entre autre. Ça fait longtemps qu'il n'y a pas mis les pieds d'ailleurs. Il y a trop de souvenirs pénibles à la Vallée.

Puisque Boris a l'air paisible, Gégé déverrouille le loquet de sa cage et laisse le pépère s'avancer d'un pas lourd vers Altagracia. Le toutou renifle attentivement les chaussures puis le bas de l'Astre mais se fige soudainement, ignorant Basile qui lui réclame pourtant de l'attention. C'est avec un air qu'on pourrait presque qualifier de chagriné qu'il se laisse tomber sur le derrière avant de basculer la tête vers le ciel gris de froid et de laisser échapper un hurlement déchirant, tel un gros sanglot. Surpris, l'américain se précipite à ses côtés et lui tapote le dos.

▬ Bah alors mon vieux qu'est-ce qu'il y a ? Bien entendu que Boris ne lui répond pas, il lance de longs aboiements, des complaintes un peu tristes, un peu grotesques qui font penser à un vieillard en train de pleurnicher. Et Gégé a beau lui parler, le chien ne semble pas pouvoir s'arrêter comme secoué par une tristesse inexplicable.
Alors l'ex-caerien se tourne vers Altagracia et s'exclame : Ah désolé, je ne sais pas ce qu'il lui prend ! La dernière fois qu'il a fait ça c'est quand je suis allé le récupérer chez sa défunte maîtresse, il ne voulait pas quitter la maison. Vous portez du parfum ? C'est peut-être le même qu'elle ?

Et il ne se doute pas qu'il a visé trop juste. Ce qui fait trembler Boris c'est l'effroyable senteur de la Transcendance qui lui a déjà volé sa meilleure amie. Pauvre bougre.

C'est un spectacle curieux qui se déroule dans la cour enneigée du refuge avec ce vieux chien qui pleure dans les bras de la jeune brune sous le regard dubitatif et du cochon et du propriétaire des lieux. Des animaux qui pleurent, Gégé en voit souvent mais les animaux c'est comme les humains, peut-être un peu mieux même parce qu'il arrive mieux à comprendre d'où viennent les larmes chez les bestioles que chez ses congénères à deux pattes. D'habitude, ils pleurent quand ils arrivent, quand ils savent qu'ils ont été abandonnés, pas quand ils sont sur le point de trouver un nouveau foyer.
Gégé ignore si Altagracia est vraiment sérieuse quand elle parle de chirurgie mais choisit de prendre cela pour une blague et affiche un petit sourire en secouant la tête :

▬ Non vous ne lui ressemblez pas du tout, c'était une grosse dame blonde britannique. Ça, Boris s'en fiche. Il s'est collé contre l'Astre, détrempant les épaules de son manteau à coups de larmes puis de bave quand il vient lui lécher les joues en secouant mollement la queue. On peut dire que c'est le coup de foudre. Constate l'ex-caerien, mains sur les hanches et tête penchée parce que c'est bien la première fois qu'il voit une telle alchimie opérer si vite entre adoptant et adopté. Bon je crois que pour Boris en tout cas, l'affaire est scellée même si Basile semble jaloux ! En effet, le cochon souffle par les narines et tente un petit coup de sabot dans le dos du gros canidé qui tourne lentement la tête pour observer avant de le gratifier lui aussi d'un grand coup de langue baveuse. Le porcinet en lâche un grand couinement oscillant entre la surprise et l'indignation.

De son côté, Gégé n'a pas besoin d'en savoir plus : il est maintenant convaincu que chien a trouvé maîtresse à sa patte.

▬ Si vous voulez on peut prévoir un second rendez-vous dès maintenant. Je viendrais avec Boris chez vous voir s'il s'entend bien avec le reste de la maisonnée et si la maison lui convient. Propose-t-il déjà en attrapant une des laisses accrochées sous le portique pour attacher le Saint-Bernard et la tendre à Altagracia : Mais d'abord faisons un petit tour dans le coin, il faut lui dégourdir les pattes. D'un geste du doigt il désigne le portique qui mène vers la sortie et le champ de neige qui entoure la propriété. Mais Boris, en bin patapouf, s'est figé à la vue de la laisse et s'allonge sur le sol, bien déterminé à ne pas bouger d'un pouce.
C'est l'occasion de voir comment la détective compte s'y prendre avec le doyen canin !