Gavrila fait partie de ces hommes ennuyeux qui tiennent absolument à mettre bon ordre dans leur vie et finissent tôt ou tard par y réussir. Comme pour beaucoup d’autres survivants infortunés, les premières années à Althea ont été consacrées à une reconstruction toute intime : il a fallu faire de soi un joli mensonge, celui qui dit « Tout va bien, la catastrophe ne m’a pas du tout coupé l’herbe sous le pied – d’ailleurs elle ne m’a rien coupé du tout et j’en suis très heureux. », oublier ce sentiment qu’il a eu de s’être cassé en mille morceaux et d’avoir dû se ramasser lui-même à bout de bras, enfin se détourner de son propre malheur, tout relatif au bout du compte, en résolvant avec acharnement celui des autres. De fil en aiguille, il a rebâti sa propre résilience, et aujourd’hui, parce que l’Homme s’ennuie et n’en a jamais assez de souffrir, il est même prêt à endurer quelque déconvenue supplémentaire, quelque tour de cochon que l’existence ne manquera assurément pas de lui jouer. C’est ainsi qu’il envisage d’éclaircir l’une des taches aveugles qui mouchètent la toile lisse et blanche de son quotidien : le sort de ses parents.

Son intention de les retrouver n’a été que fugitive jusqu’à maintenant parce qu’en dépit de l’amour sincère qui les unissait, leurs rapports n’ont jamais été aisés, pour avoir été rapidement ternis par une dichotomie aussi douloureuse qu’informulée entre leur inculture et son instruction. Tout en regardant, impuissant, le fossé se creuser de plus en plus entre eux, il n’a jamais vraiment su se débarrasser de l’indicible gêne – oserait-il dire honte ? – qui acidifie ses entrailles chaque fois qu’il pense à eux. Il voudrait être un meilleur fils, pourtant, étranger à ces répugnances mystérieuses qui sont probablement le résultat d’insidieuses influences sociales – plus que de l’immodestie supposée de son caractère.

Peut-être sont-ils là, quelque part, mais que veut-il en vérité ? N’aurait-il pas trouvé cruel qu’après une trop longue vie exclusivement composée de durs labeurs, deux vieillards aient à s’accommoder d’un monde aussi peu semblable au leur ? Quand Ivana, celle qui méritait sans doute le plus de vivre cette formidable aventure, a été refoulée à la frontière à coups de parpaing ? Ah, il en devient cynique ! Pourquoi ne pas simplement admettre que ces visages familiers lui manquent, et que la perspective de sentir sur lui leur regard consterné lui semble malgré tout plus douce que celle de leur mort ?

Il se décide pour de bon le jour où l’un de ses patients lui parle d’une détective privée installée à Requiem, peu connue encore, mais prometteuse. La dernière fois qu’il s’est hasardé à écouter l’un de ses patients, ça s’est très mal fini, mais ce n’est pas comme s’il était un homme très réfléchi, dans le fond – c’est juste qu’il aime se le faire croire.

Un matin, il se retrouve donc à frapper trois coups secs contre la porte déjà ouverte du cabinet pour s’annoncer – et compte tenu du désert que figure le couloir qu’il vient de traverser pour l’atteindre, il se sent terriblement attendu. La pièce est un peu enfumée et déborde de dossiers, mais d’un bref coup d’œil, il constate qu’elle ressemble plus au bureau d’une entomologiste qu’à celui d’une détective privée. Il ne manifeste pas de dégoût particulier – il a ses propres insectes à soigner au quotidien, après tout, même si ses malades n’auraient probablement pas apprécié qu’on songe à eux en ces termes. Après avoir patiemment suivi des yeux la marche pénible d’un gros chat noir, il s’avance enfin : « Prenez garde, madame la détective, vous avez l’air de vous emmerder si profondément que je risque d’avoir du mal à faire la différence entre vous et les scarabées épinglés à votre mur. » Il sourit effrontément, l’air de dire qu’il ne l’a clairement pas interrompue dans la résolution d’une enquête palpitante et qu’elle aura bien un peu de temps à lui accorder. Elle correspond de prime abord à la description que son patient lui en a faite : un nez insolent, une bouche rouge, des yeux de sphynx ; toute la partie qui concerne « une femme un peu fantasque à la verve inépuisable » reste à vérifier. D’un geste du pouce par-dessus son épaule, il désigne la porte dont il vient de franchir le seuil : « Ca se bouscule toujours au portillon comme ça ? Enfin, je crains de ne pas être celui qui vous lancera dans une filature mouvementée, mais j’ai au moins un petit travail pour vous. »

Il vient déposer un dossier – peu épais, hélas – sur son bureau : « Je cherche mes parents. Il y a là toutes les informations que je puisse vous offrir à leur sujet. Vous pensez pouvoir faire quelque chose ? » À dessein, le dossier en question commence par des informations concernant sa mère : Antonina Sorokina, qui a été jadis d’un blond très pâle, yeux noisette – il est son portrait craché, et même les affres de l’âge n’auraient su dissimuler leur grande ressemblance –, à la physionomie rendue triste par l’âpreté de l’existence. Son principal signe distinctif, si elle est encore en vie et qu’elle n’a pas reçu de soins magiques, reste sa démarche : elle boite à cause d’une déformation congénitale du pied – « Un peu comme votre chat. » aurait-il pu commenter. Son père, Sergueï Sorokine, est un vieil homme mutique mais doux, aux mains et aux avant-bras lardés de plusieurs cicatrices – des accidents du travail. Il aurait aimé pouvoir lui présenter des photographies, mais son portefeuille n’en contenait qu’une seule lors de la chute : celle de son épouse.

La jeune femme semble être du genre à faire compliment de toute vacherie et il ne s’offense pas d’avoir pu lui être agréable malgré lui – c’est que ses sarcasmes n’ont jamais eu pour but premier de blesser, n'est-ce pas, tout au plus de gratter et d’annoncer sans ambages qu’il n’est pas de ceux qui savent écouter des niaiseries sans sourciller. Après avoir déposé le maigre dossier qu’il a constitué sur son bureau, il obéit à ses directives avec une docilité moqueuse, revenant sur ses pas pour fermer la porte, sans manquer d’enjamber théâtralement le chat qui semble trouver dans sa présence une véritable intrusion.

Lorsqu’elle se défend de sa remarque au sujet de la fréquentation de son cabinet, il se contente de la regarder se débattre dans le pieux mensonge qu’elle se fait à elle-même en toute conscience, à en juger par le sourire plein d’autodérision qui ourle sa bouche. Elle s’ennuie terriblement, c’est une évidence, et il regrette presque de ne pouvoir lui apporter une enquête plus passionnante à mener – l’enthousiasme qu’elle a manifesté par une attitude enfantine ne va pas tarder à crever comme une belle baudruche. Tant pis.

Il s’installe à son tour, feint d’observer le cabinet à la décoration très hétéroclite tandis qu’elle examine le dossier. « C’est votre conception du métier… ? s’enquiert-il incrédulement quand elle exprime ses regrets. Avez-vous seulement déjà eu le plaisir de mener une telle enquête ? » Difficile de déterminer s’il y a une insinuation dans ses propos – ou même de la curiosité : il sourit invariablement – un sourire mince, artificiellement poli. « Gavrila. Mon cabinet n’est pas très loin du vôtre – et je préfère pour ma part soigner des gens raisonnables, soucieux de ne pas terminer dans une flaque de sang. » Après tout, il a toujours affirmé qu’il était un homme terriblement ennuyeux et ne fait généralement rien pour démentir cette image qu’il veut qu’on ait de lui.

Il espère pouvoir s’en tenir là, du reste, mais la dernière question de la détective lui arrache effectivement un froncement de sourcils dubitatif : « Je sais que le métier de détective repose essentiellement sur l’indiscrétion, mais enfin je ne suis pas certain de mesurer toute la pertinence de vos interrogations. » Il se permet de sourire à nouveau, très sincèrement cette fois – c’est-à-dire railleusement : « On dirait le préambule d’une mauvaise psychanalyse. » Ce n’est en apparence qu’une boutade, mais on n’aurait pas tort d’y déceler un discret avertissement : il n’a pas l’intention de se livrer à ce qui pourrait s’apparenter de près ou de loin à un épanchement. Ce n’est pas ce qu’elle doit attendre non plus – du moins l’espère-t-il ; aussi se contente-t-il du strict nécessaire : « J’avais avec eux une relation distante, mais cordiale. Pourquoi est-ce important ? » La deuxième question, quand il essaie d’y répondre, l’impatiente un peu plus – ce qui se traduit par une légère crispation dans sa mâchoire : « J’ai eu des affaires beaucoup plus urgentes à traiter. Accessoirement, je ne suis sans doute pas le meilleur des fils – mais vous voyez, j’essaie de progresser, bien qu’il soit peut-être trop tard. » Ca y est, le voilà, le comptoir sordide de la psychanalyse sauvage. Il a un petit haussement d’épaules pour balayer tout possible malentendu : il n’y a dans ses propos aucun pathos et il semble s’être déjà préparé – ou résigné – à endurer un hypothétique drame à venir. Il laisse échapper un léger soupir : « Ce n’est pas que je doute de vos compétences mais… est-ce que ce sera suffisant ? » Il la dévisage tranquillement. « Sinon je suis tout disposé à répondre à vos questions, dans les limites prescrites par la décence, évidemment. » Il ne juge pas utile de préciser : ma décence, pas la vôtre.

Gavrila, loin d’être aussi soucieux que la jeune femme d’observer les règles élémentaires de politesse, serre distraitement la main qu’elle lui tend et bat lentement des paupières pour lui signifier qu’il l’accueillera volontiers dans son cabinet si le besoin s’en fait sentir. Ce sera l’occasion pour elle de lui opposer le même scepticisme quant à ses méthodes, songe-t-il en considérant moqueusement la légère impatience qu’elle trahit en se justifiant. Il soutient tranquillement son regard tout en l’écoutant avec une attention sincère mais non dépourvue de malice. Son débit est énergique – comme les battements d’ailes d’un scarabée –, impossible à interrompre – il ne l’aurait de toute façon pas voulu –, susceptible de captiver aussi bien que d’assommer. De toute évidence, elle est scrupuleuse, ne semble pas disposée à subordonner la tranquillité de ceux qu’elle est censée retrouver au salaire qu’elle peut en tirer – il imagine naïvement que ce n’est pas le cas de tous les détectives privés. Il ne cherche pas à se faire pardonner ses doutes ou à l’apaiser – la nouvelle cigarette qu’elle allume est un sûr indice de son irritation ; il ne s’en félicite pas spécialement, mais ne s’en blâme pas non plus. Il lui fait encore moins l’offense de la conforter dans la légitimité de sa démarche, puisqu’il est évident qu’elle n’a pas besoin de l’aval de qui que ce soit : à cet égard elle ne dément pas sa réputation et c’est tant mieux.

Cela ne l’empêche pas de rester égal à lui-même, évidemment : « Mettre ma fierté de côté quelques minutes ? répète-t-il avec une incrédulité franchement amusée. Mais bien sûr, madame la détective, je suis d’ailleurs certain d’y parvenir avec l’excellent exemple que j’en ai sous les yeux. » Il s’enfonce un peu plus contre le dossier de son siège et l’observe à nouveau. Elle paraît confiante, somme toute, et c’est au fond tout ce qu’il lui demande. C’est peut-être la raison pour laquelle il ne l’enquiquine pas à questionner la pertinence de sa nouvelle question – qui ne fait aucun doute à ses yeux, cette fois-ci. Il ne s’accorde qu’une poignée de secondes pour rassembler des éléments de réponse, dans la mesure où il a déjà eu l'occasion d'y réfléchir : « Eh bien, ma mère est un pur produit de la périphérie moscovite. Très laborieuse, naturellement méfiante à l’égard de tout ce qui ne vient pas de son petit village... Elle n’est pas d’un tempérament peureux, mais elle aime le confort de ses habitudes et ne l’aurait probablement abandonné qu’en désespoir de cause. » Il a un petit pincement de lèvres pensif. « J’ai donc beaucoup de mal à l’imaginer accueillir favorablement la magie – et tout ce nouveau monde qui va avec, d’ailleurs : il me semble que le Mont Célestia, son allure de forteresse et ses promesses de retour à la surface auraient eu sa préférence. Quant à Caer Hrid… » Il lève les yeux au plafond, dans un réflexe xénophobe typique d’un Russe face au pays de l’Oncle Sam : « Je crois qu’Alexander s’apparente trop à un cliché de président américain pour avoir pu la convaincre – même si c’est un aspect de sa personnalité qui rassure beaucoup de gens. » Il n’évoque pas le désert : sa mère aurait-elle seulement pu y survivre ? « Tout ce que je vous ai dit est aussi valable pour mon père – même s’il aurait sans doute été plus ouvert qu’elle à la nouveauté. » Il se rappelle la curiosité inavouable qui a brillé dans ses yeux au moment de découvrir en lui un scientifique en herbe ; néanmoins il ne souhaite pas s’enliser dans ce genre de souvenirs – pas maintenant. « Est-ce que ça signifie que vous allez devoir braver le froid glacial de Polaris pour mener votre enquête… ? » Y a-t-il un petit sourire faussement compatissant dans sa voix ? Peut-être.

Sans insister non plus, il balaie d’un battement de cils et d’un sourire ironiques la manière gentiment condescendante qu’elle a de le féliciter de son effort, puis d’un petit soufflement de nez la fumée de cigarette qui commence à l’envahir. Il ne s’embarrasse pas de la moindre remarque à ce sujet, puisqu’elle est libre de s’asphyxier si elle le souhaite, et qu’il n’a pas l’intention de s’attarder. « Merci. » acquiesce-t-il sobrement lorsqu’elle propose d’étendre ses recherches à la Vallée. Il s’est également fait la réflexion que son père aurait tout à fait pu s’accommoder du projet de Cassandra, et il sait secrètement gré à la détective de ne pas se dispenser de cet effort-là. Du reste, l’enthousiasme qu’elle manifeste à la perspective de s’aventurer dans des contrées bien plus hostiles que les leurs lui arrache un haussement de sourcil à la fois perplexe et empreint d’une discrète approbation – c’est que voyager l’a toujours enchanté, lui aussi. « Eh bien, on ne peut pas vous ôter votre caractère aventureux. » remarque-t-il comme un Astre en reconnaîtrait un autre. Il se souvient très bien de sa dernière excursion à Polaris et celle-ci n’a rien eu d’une promenade de santé, tout édifiante qu’elle ait pu être par ailleurs. Et en observant le confinement enfumé du cabinet de la jeune femme, il comprend qu’elle souhaite échapper à la nuit éternelle de la Vallée, si prompte à vampiriser les couleurs de ses habitants.

Il s’écoule finalement un bref silence, pendant lequel il se demande s’il va se hasarder à l’interroger au sujet de ses voyages. Pourtant il lui semble qu’une telle curiosité serait pour l'heure malvenue, en regard des circonstances et de leurs obligations respectives. Peut-être une prochaine fois, songe-t-il au bout de quelques secondes, autour d’un café et de bonnes – ou mauvaises – nouvelles. « Bien, conclut-il en se redressant, si vous n’avez plus besoin de moi, je ne vais pas vous importuner davantage. Vous devez avoir beaucoup de choses auxquelles penser et mes patients m’attendent. » Il prend tout de même le temps de sortir son Holokit afin de régler les derniers détails. « Je vous transmets mes coordonnées. Contactez-moi chaque fois que l’enquête le nécessitera, je vous répondrai aussi vite que possible. » Il la contemple enfin avec une taquinerie innocente au fond des yeux : « Et même si la recherche de mes parents ne devrait pas vous confronter à de trop grands dangers, soyez prudente, n’est-ce pas. » Pour finir, sans plus de cérémonie, la porte du cabinet s’ouvre puis se referme sur un distrait « À bientôt, madame la détective. »