Aussi brusquement qu’il avait goûté à l’aspérité du tapis, il sentit le poids qui l’écrasait disparaître. Eh ? Que se passait-il ? Eon tenta de se relever mais ses membres, à bout de force, s’écrasaient mollement après quelques millimètres seulement. La panique s’éveilla brutalement. Non, non, non, il ne pouvait pas rester là. Il devait se relever, continuer à courir, rejoindre ses amis... Il lutta quelques secondes... ou peut-être quelques minutes ? En vain. Peu à peu, l’adrénaline s’évapora, et un manteau moelleux le recouvrit.

Une brume épaisse s’était installée dans son esprit et tous les sons alentours semblaient lointains, étouffés, et seules quelques bribes lui parvenaient. Il n’entendit ni l’inquiétude dans la voix de son ami, ni les beuglements des dirigeants derrière. Les sirènes mentales qui avaient retenti pendant sa fuite s’étaient tues à leur tour, et la douleur elle-même, si criante pourtant quelques instants plus tôt, n’était plus qu’un léger murmure. Un calme inquiétant régnait et berçait sa conscience. Ô combien était-il fatigué, à quel point rêvait-il de laisser sa conscience partir. L’abandon avait cette couleur si chaleureuse, cette odeur si séduisante, cette beauté transcendante. La tentation était douce et cruelle à la fois. Il était tel un pèlerin égaré dans le désert, les lèvres craquées par une soif embrasée, qui trouverait au détour d’une dune une fiole empoissonnée.

Oh et puis, à quoi bon. Il s’agissait là d’une fin aussi futile que sa vie creuse et vaine, quoi de plus adéquat comme baisser de rideaux pour conclure une pièce insipide ? Si c’était là son destin, autant l’accepter, et rejoindre les piles de cadavres anonymes qui souillaient peu à peu le sable du désert de leur puanteur ferreuse. Il était temps pour lui de dormir.

Alors que sa conscience s’éloignait progressivement, soudain, une force le tira en arrière. Il ouvrit les yeux, une faible lueur d’anxiété s’y était ravivée. La force n’était certes pas suffisante pour emporter ses 42 kilogrammes de chair et d’os, mais elle n’en était pas moins présente. Il sentit quelque chose bouger dans sa poche. Hein ? N’était-ce pas son holokit ? Intrigué, il sortit l’appareil qui lui échappa aussitôt des mains. Abasourdi, Eon tourna la tête et suivit sa course des yeux. Impuissant, il ne put qu’observer tristement son cher outil de travail rejoindre le maillage irrégulier de l’armure de bric et de broc que s’était forgée la bête. Heureusement, avait-il pensé à sauvegarder ses données dans le cloud, ou toutes ses photos seraient perdues à jamais.

Oh oh. Malheureusement, le Célestien n’était pas au bout de ses peines. Jamais n’aurait-il pensé que ses choix vestimentaires auraient un jour raison de sa vie. Le harnais qui enserrait son buste entier semblait lui aussi bien décidé à rejoindre la ronde métallique et célébrer la grandeur et la force du géant. Il était vrai qu’Eon était à deux doigts d’abandonner la vie, mais mourir piétiné dans le paisible berceau de l’inconscience était très différent d’aller coller une embrassade à un monstre terrifiant. Nope nope nope. Il fallait qu’il se bouge ! Maudissant une nouvelle fois les maints repas à jamais perdus dans les limbes de son désespoir, il concentra le peu d’énergie qui lui restait et mit un genou à terre, le second suivit péniblement, puis ses mains, ses pieds et enfin le voilà qui tenait à peu près sur ses jambes.

L’attraction n’était heureusement que peu puissante et ne risquait de contraindre entièrement ses mouvements, une bénédiction dû à la modique quantité de métal qui constituait son habit. Il parvint à faire un pas, un deuxième et un troisième, avant de s’écrouler pathétiquement. Une main prit la sienne, avant qu’une autre se loge sous ses fesses et le soulève difficilement. Les tremblements étaient perceptibles et pourtant, Eon sentit qu’il était emporté loin du chaos. Devant ses yeux, un champ incandescent l’encerclait, dégageant une odeur ensoleillée familière. Un sourire se dessina au coin des lèvres du jeune homme, presque imperceptible et pourtant éblouissant de sincérité.

Oh, où pouvaient bien être Poppy et Raziel ? En sécurité, il espérait. Ah... Il avait fini par abandonner ses chaussures... Dommage, il les aimait bien. Peut-être pourrait-il parler à son sauveur des souterrains pour qu’il les retrouve une fois que tout serait fini ? Non, cela lui coûterait sans doute cher, et même s’il les retrouvait, il ne savait pas dans quel état... Ah... S’il avait su, il les aurait jetées dans la face du monstre quand il en avait encore l’opportunité ! Ahah, peu de chance que ça aurait fait beaucoup de dégâts, mais elles auraient au moins servi à passer ses nerfs... Et peut-être aurait-il été un peu plus utile dans toute cette débâcle. Enfin, le passé était déjà derrière eux, et il fallait affronter le futur. Rassuré, il se laissa partir, porté par le courant calme et berceur de ses pensées, sa conscience se dissipant peu à peu.