Il montait et montait, encore et encore. Il gravissait ces escaliers infinis qui devaient le ramener à son ancien monde, à son ancienne vie. Ahah, comme si cela était encore possible. Il savait mieux que quiconque pourtant que ce rêve n’était qu’une chimère auréolée de cette douce lumière d’idéalisme indispensable afin de rassurer son cœur suspicieux. Mais que pouvait-il faire ? Si la Terre n’était pas le bon choix, Althea ne l’était pas plus. Telle une feuille portée au gré du vent, avait-il ainsi pris la décision de ne pas en prendre et de lâchement suivre ses amis présents à ses côtés lors de la cérémonie d’adieu. Les marches se succédaient, et péniblement, le souffle depuis longtemps coupé sous l’effort, il les grimpait, un pas après l’autre, un boulet d’anxiété fermement attaché à ses chevilles.

Il était perdu dans ses pensées, la tête baissée, le regard vide, fixant la pierre qui défilait au rythme de  ses enjambées, quand tout à coup des hurlements horrifiés retentirent au-devant. Ce fut la complainte funeste qui l’arracha à son univers pour le ramener au présent. Qu’y avait-il ? Que se passait-il ? Il n’avait pas encore pu humer cet air qui lui avait pourtant coûté si cher ; il n’avait pas non plus pu sentir sur sa peau ces rayons qui l’avaient forcé à sacrifier tout ce qu’il avait construit en bas ; mais déjà ils étaient des centaines à revenir sur leurs pas, l’horreur imprégnant chacun de leurs traits. La procession brûlant d’espoir et d’excitation derrière leur leader, astre flamboyant à l’éclat sans pareil, s’était éclatée en une nuée humaine mue par le pur instinct de survie.

Bousculé de toute part, enseveli dans cette marée humaine, emporté par son flux torrentiel, Eon était plus désorienté que jamais. Des sirènes résonnaient incessamment dans l’esprit d’Eon, signal manifeste d’un péril mortel. Pourtant, il ne savait pas… Non, il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il devait faire, tout se mélangeait dans sa tête, la panique, la peur, les hurlements bestiaux, les escaliers. Non, non, non, il ne savait pas, il ne savait rien, il ne pouvait rien faire ! Prendre des initiatives faisait indéniablement partie des nombreux domaines dans lesquels il pêchait tristement, et apparemment, la promesse d’une mort imminente s’il ne s’activait pas n’était pas suffisante pour sortir ses neurones de leur torpeur. Son cœur battait à ses oreilles, ses jambes tremblaient et, à chaque seconde, la terreur conquérait un peu plus de son âme. Ahah, c’était donc ça sa fin, piétiné dans des escaliers pour une raison obscure, son cadavre qui pourrirait à jamais piégé entre deux mondes…

Soudain, une main attrape la sienne et l’entraîne dans une course effrénée ! Ce n’était autre que Raziel, lui-même tiré par Poppy. Une vague de reconnaissance parcouru son corps tout entier, propageant sa chaleur dans chacun de ses membres. Non, il n’était pas seul et, bien qu’il ne pouvait espérer sans se mentir que tout allait bien se passer, la présence de ses amis à ses côtés, aussi cliché et surfait que cela puisse paraître, semait en son être quelques timides graines de courage. Il sourit et se hâta à la suite de ses deux compagnons, tentant tant bien que mal de suivre la cadence infernale de la survie. Tel un éclair, une pensée furtive lui traversa l’esprit. Qu’en était-il de Pavel et Rachel ? Se trouvaient-ils derrière eux ? Fugacement, le Polarien tourna la tête dans l’espoir d’apercevoir un visage familier. Malheureusement, il ne parvint à distinguer dans cette masse humaine se pressant derrière lui les mèches incandescentes et indisciplinées. A contrecœur, il se résigna à abandonner sa quête à l’échec plus que certain, ne pouvant que prier que le fonctionnaire à qui il tenait tant leur emboîtait le pas, un peu plus loin. Il ne pouvait en effet se préoccuper d’autrui alors que lui-même devait concentrer tous ses efforts à mouvoir ses jambes et à garder l’équilibre sur ses plateformes alors qu’ils dévalaient les escaliers en toute hâte. Un accident était si vite arrivé, et il s’imaginait déjà, étendu de tout son long, le corps broyé sous le troupeau déchaîné.

Après un temps qui lui parut interminable, il aperçut enfin sa délivrance : la lumière du soleil d’Althea s’engouffrant dans la tour ! Un feu incendiaient ses poumons, ses jambes ne le soutenaient plus qu’à peine et des étoiles venaient se loger devant ses yeux, mais il ne pouvait se reposer et risquer la vie de ses amis. Maudissant sa forme physique et regrettant amèrement ne pas avoir plus profité du buffet, il rassembla les quelques brins d’énergie qui lui restaient et s’extirpa de la bâtisse, à la suite de Poppy et Raziel.

Mais entre temps, une petite graine avait germé dans son esprit. L’arbre était maintenant grand, son tronc robuste et ses racines profondément ancrées dans l’âme du garçon, tandis que ses branches ombrageaient ses pensées et dissimulaient ses craintes. Cette semence n’était autre que la curiosité, et Eon brûlait d’envie de savoir ce qu’ils fuyaient tous aussi désespérément. Un bref coup d’œil ne pouvait faire de mal après tout ? Il détourna le regard de l’adolescent caerien et parcourut brièvement l’horizon à laquelle il tournait le dos. Ses foulées se firent alors plus lentes. Son cœur cessa sa course. Son sang se glaça dans ses veines. Il les avait vus. Deux géants accompagnés d’une horde de créatures infernales à l’apparence si proche et pourtant si éloignée des hommes, leur gueule béante, un rictus bestial peint sur leur visage et des hurlements stridents qui résonnaient à ses tympans tel le glas de son trépas. Eon était tétanisé d’horreur. Qu’avait-il bien pu advenir de la Terre durant ces cinq années ? L’incompréhension se mêlait à l’incrédulité. Ce n’était pas possible. C’était un cauchemar. Il allait se réveiller. Il devait se réveiller.

Tout à coup, un éclair frappa sa jambe, la décharge remontant de sa cheville droite à sa cuisse. Sa bouche se tordit en une grimace de douleur, il ôta sa main de l’emprise de Raziel et stoppa brusquement sa course, un genou s’écrasant au sol. Des images de son expédition dans les souterrains assaillirent son esprit déjà embué par la peur. La douleur avait néanmoins un bienfait : elle dissipa la brume et le ramena rapidement à la réalité. Il voyait le Caerien s’éloigner au loin, prêtant main forte à d’autres âmes éprouvées. Il tenta aussitôt de se relever, refusant d’accepter son inutilité, ne désirant pas être plus un poids qu’il ne l’était déjà. Mais il devait se rendre à l’évidence, il ne pouvait continuer ainsi, chaussé de la sorte, ou il risquait de ruiner sa cheville pour de bon. Ô loués soient les inventeurs de la fermeture éclair ! Après s’être battu un instant avec ses doigts tremblants, il fut libéré de ces chaussures, ô combien jolie, mais si peu pratiques pour fuir dans l’espoir de sauver sa vie.

Il chercha des yeux ses compagnons mais ne les trouva point. Il les appela une ou deux fois, mais ses cris se perdirent dans le chahut ambiant. Cela ne servait manifestement à rien, il se résigna donc à continuer seul. Ses plateformes à la main, il reprit sa course effrénée vers, il l’espérait, la sécurité. Que pouvait-il faire contre ces monstres après tout ? Les amadouer avec ses bulles ? Son deuxième don était encore plus inutile dans le désert : à quoi bon faire une éclaircie en plein désert, alors que le ciel lui-même semblait s’embraser sous l’ardeur de l’astre de feu ? Il ne pouvait que fuir, et peut-être aider une ou deux personnes au passage ?

Il cherchait des yeux si des gens ne requéraient pas assistance, quand une voix familière résonna derrière lui. Il n’eut pas le temps de regarder en arrière ni de comprendre les mots qui lui étaient adressés, que déjà ses avant-bras s’embrasaient sous la rugosité du tapis et que ses yeux  brûlaient sous l’assaut des grains de sable qui les attaquaient. Paf ! D’un coup, tout l’air fut éjecté de ses poumons, son souffle coupé. Un voile étoilé s’agitait devant yeux et la douleur explosait dans tous ses membres. Un peu plus loin, gisait un homme aux yeux de verre, à la peau blême. Un cadavre de plus qui tapissait le désert.