Les dernières semaines ont été infernales. Les prochaines menacent de l’être tout autant. Gavrila n’a pas le temps de mesurer à quel point il a été chanceux de ne pas figurer parmi les blessés, car avec ses collègues, il lui faut sans relâche travailler à en réduire le nombre. Le désastre de la cérémonie d’adieu est survenu trop vite après celui de Perdition et il lui a fallu composer avec un état d’épuisement chronique à cause de l’usage trop fréquent de ses pouvoirs. S’il sent intimement ce qu’il a dû céder en échange, il ne veut pas y songer. Comme le pourrait-il, quand il faut faire face à une fracture ouverte ou à une jambe salement sectionnée, quand affluent les patients inquiets, persuadés d’être atteints de « Transcendance » et cherchant à être rassurés ? Pour tout le monde, même pour lui, la situation est inédite. Il a bien essayé de se montrer égal à lui-même, d’affirmer aux plus agités – et donc aux plus épuisants – qu’ils ne couraient pas le moindre risque de s’élever vers quelque monstruosité supérieure puisque la connerie et la frousse semblaient lester la vacuité de leur boîte crânienne comme on lesterait un ballon. Mais voilà, il a épluché les rapports de la sécurité sanitaire et a bien dû se rendre à l’évidence : ce truc est une foutue cochonnerie et ils pataugent tous dans une merde sans nom. Il n’a même pas ri quand l’un des infirmiers a remarqué en plaisantant – ou non – que son état d’esprit habituel semblait déjà correspondre à la quatrième étape de la transformation. La blague était sacrément bonne, pourtant.

Non, il ne peut plus rabrouer qui que ce soit avec conviction. C’est une chose de se blesser bêtement, c’en est une autre de risquer l’aliénation et de n’avoir aucune prise dessus. Pour lui, il n’existe rien de pire que la dépossession de soi, aussi ne peut-il qu’espérer de toutes ses forces que les hautes autorités sanitaires travaillent activement à la recherche d’un vaccin. En attendant, quand il n’est pas au bloc en train de réparer quelque lésion nerveuse, il traîne sa tronche de déterré entre les lits de l’Entre-guerre où reposent les patients dont les blessures, a priori, ne nécessitent pas d’intervention chirurgicale lourde. Les chambres ne désemplissent pas, et c’est un problème : lui-même est désormais obligé de passer plus de temps ici que dans son cabinet de consultation, et il y a plusieurs jours déjà qu’il n’a pas pu réchauffer ses propres draps, contraint de dormir au campement pour être en mesure de gérer rapidement les nouvelles urgences.

Il lui faut par moments lever le pied, céder certaines interventions à un collègue plus reposé pour s’occuper de cas un peu moins gourmands en énergie. Ainsi, entre l’instant où Germain a été installé dans sa chambre et où Gavrila y pénètre enfin, il s’est effectivement écoulé une petite poignée d’heures, pendant lesquelles les infirmiers ont procédé à quelques examens préliminaires afin de mesurer l’étendue de la plaie et de l’infection.

De sa main gantée, il tire le rideau d’un geste sec et son regard se durcit en apercevant l’occupant du lit. « Germain. » répond-il laconiquement, de toute évidence peu disposé à se laisser attendrir par son aspect de chiot qui vient de se faire les dents sur une paire de chaussures neuves – non, on a dit. Il n’a pas eu l’occasion d’échanger avec le Caerien depuis leur malheureuse opération de sauvetage à Perdition, et tout Américain qu’il soit, il ne peut qu’être fâché de le retrouver dans un si triste état. « La liquette vous sied à ravir, susurre-t-il moqueusement en rabattant le rideau derrière lui. L’association du bleu et du pourpre est du plus bel effet. » Une petite voix lui murmure secrètement qu’il n’est pas très fair-play d’abuser ainsi de la faiblesse d’un patient, mais il faut croire que la présence de Germain, bien malgré lui, le ramène aux sphères connues – et donc plus confortables – du sarcasme et du crêpage de bouclettes. Sans plus de cérémonie, il remonte son masque sur sa bouche et son nez, puis retrousse prudemment la blouse afin de découvrir entièrement la plaie, que les infirmiers ont déjà nettoyée et isolée avec soin. « Voilà qui ne ressemble ni à un accident du travail, ni au coup de griffe que vous aurait donné Columbus pour vous signifier que je lui manquais terriblement. » En vérité, il n’est pas très difficile de deviner le responsable d’une telle blessure ; mais depuis quand cet idiot essaie-t-il de la soigner par ses propres moyens ? Se peut-il qu’elle date de la cérémonie d’adieu ou aurait-il été surpris par un assaut ultérieur ? « C’est du travail de cochon, conclut-il avec sévérité une fois son observation achevée. Vous mériteriez que je rouvre la plaie pour la nettoyer sans prendre la peine de vous anesthésier. » Heureusement, la magie a quelque chose de bien commode et si l’infection a fait son chemin, la griffe n’a selon toute apparence pas taillé assez profondément pour laisser la moindre séquelle motrice.

Ses mains ne touchent pas la plaie, mais il peut malgré tout percevoir la fièvre qui en émane. « Ca ne va pas être agréable. » prévient-il mécaniquement – sans paraître désolé, comme d’habitude. À travers l’entrouverture de ses doigts, qu’un chaud picotement commence à parcourir, il regarde la chair se mouvoir doucement, comme sous l’effet d’une respiration propre, s’écarter d’elle-même très légèrement et se raccommoder avec lenteur en exsudant bactéries et autres cochonneries qui n’ont rien à y faire. « Une fois que j’en aurai terminé, la fièvre ne devrait pas tarder à tomber... Le temps que votre organisme comprenne qu’il n’a plus besoin de se bagarrer avec votre irresponsabilité. » Il ne précise pas que si la fièvre persiste, ils seront dans l’obligation de le garder en observation – pour des raisons que tous deux n’auront aucun mal à deviner. « Puis-je savoir ce qui vous a retenu si longtemps loin de l’hôpital, Germain ? » demande-t-il en poursuivant patiemment son travail.
@Germain

— mais les grandes ne savent que se taire

Le regard froid du docteur lui fait l'effet de la caresse d'un scalpel contre sa peau et si Gégé n'était pas déjà en train de frissonner, sans doute qu'il en aurait eu la chair de poule. C'est bien sa veine de tomber sur Gavrila et son acéré cynisme parmi tout le personnel soignant de l'Entre-Guerre.

▬ Faîtes attention aux flatteries. Avec mon égo de caerien je pourrais être tenté de me reconvertir dans le mannequinat. Répond-il du tac au tac, la fièvre n'ayant pas eu raison de sa répartie.

Gégé voudrait sourire mais ne parvient qu'à tirer une grimace en voyant la fatigue se lire sur les traits du toubib. Il se sent sincèrement désolé d'être là et cela explique en partie pourquoi il évite les hostos comme la peste - sans mauvais jeu de mots. Alors il n'en ajoute pas plus et laisse le russe faire rapidement son diagnostique. Pas besoin d'avoir fait huit ans de médecine pour reconnaître la trace de l'attaque d'un vilain monstre.  

▬ Sans doute mais je ne voudrais pas alourdir encore votre charge de travail... Heureusement que le médecin lui épargne toute une fratrie de questions sur son dossier médical. L'humiliation de se retrouver là est déjà bien assez cuisante, pas besoin d'en rajouter. D'autant plus que, le temps passant, Gavrila ne lui laisse pas le loisir de s'apitoyer sur son sort et commence déjà son travail. Malgré l'avertissement, Gégé doit resserrer ses mains sur les draps de son lit pour retenir un grognement de douleur. C'est mille fois pire que la fois où le dentiste lui a arraché les dents de sagesse. Alors quand on lui demande pour quelle stupide raison il a tant tardé à se faire ausculter, il serait presque tenté de répondre que c'est justement parce qu'il a horreur de se faire charcuter éveillé. Mais l'air exténué de Gavrila le retient néanmoins de se laisser emporter par un tel élan d'ingratitude, puisque qu'après tout le fermier est trop bien dressé pour cracher celui qui est en train de le sauver. Il prend dès lors une grande bouffée d'air avant de grincer : Il faut croire que les griffes des Transcendés sont plus féroces que celles de mes chiens en manque de nourriture. Ah non Gégé, on a dit pas d'insolence. Il se reprend en baissant les yeux, honteux : J'ai du mal avec les hôpitaux. Probablement qu'il n'y a en vérité aucune raison particulière. Parfois Gégé est juste con, voilà c'est tout. Merci pour tout ce que vous faîtes Souffle-t-il tout de même, comme pour se rattraper aux racines.

Survivre à Perdition puis aux Transcendés pour mourir de honte foudroyé par les admonestations du plus terrible des russes. Ce serait quand même le comble de l'ironie.

Tant que Germain fait preuve d’un minimum de répartie, c’est que le monde tourne encore rond, n’est-ce pas ? Le regard de Gavrila s’adoucit peut-être un peu – un tout petit peu –, mais lui-même ne se fait pas plus aimable pour autant. La sollicitude que le fermier exprime quant à sa charge de travail lui paraît doucement ironique, du reste. « C’est ce que vous auriez dû vous dire avant de laisser votre état empirer, rétorque-t-il avec une tranquille froideur. Mais je suppose que votre égo de Caerien ne laisse pas non plus de place à ce genre de réflexion. »

On lui aurait probablement reproché ses rigueurs, à plus forte raison maintenant que Germain doit endurer une pénible opération magique sans anesthésie. Au fond, c’est sans doute sa manière personnelle de lui faire passer l’envie, à l’avenir, de temporiser comme il l’a fait. Du coin de l’œil, il considère la crispation de ses mains, mais ne commet pas l’erreur de s’interrompre pour le ménager. Il y a longtemps que la douleur de ses patients ne l’émeut plus et qu’il préfère consacrer toute son attention et son énergie à les soigner aussi vite que possible. Germain est un grand garçon, du reste : quelque chose lui dit qu’il a dans une certaine mesure pris la placidité et l’endurance des bêtes dont il s’occupe chaque jour – avant de les faire abattre. Surtout, ce n’est manifestement pas la douleur qui l’empêche de se débattre avec son naturel insolent – ce qui amuse le soigneur plus qu’il ne veut bien l’admettre. Du mal avec les hôpitaux, reconnaît-il finalement. C’est une raison enfantine qu’il ne cherche étrangement pas à railler, cette fois-ci, son amusement ne s’exprimant qu’à travers le lourd battement de ses paupières et le bref pincement de ses lèvres.

Non, c’est son remerciement qui lui pique à nouveau la langue, qui lui arrache un sourire plus amer que satisfait sous son masque : « La fièvre vous rend sentimental, je crois. Ou est-ce la douleur qui vous fait cet effet-là ? » L’air de dire qu’avec lui, il ne s’étonnerait plus de rien. Pourquoi une telle amertume, cependant ? Sans doute parce qu’il mesure toute son impuissance dans la situation présente : il ne peut que guérir, jamais prévenir, et il est évident que tous les soigneurs d’Althea seront bientôt submergés. « Si vous souhaitez vraiment me remercier, poursuit-il plus sérieusement, tâchez de rester en état de vous montrer utile là où vous pouvez l’être. Je ne parle pas seulement de la ferme, vous le savez bien. » Il n’oublie pas que Germain fait partie de cette catégorie d’individus non combattants à l’origine qui ont dû se résoudre à faire un usage martial de leurs dons – et cela constitue un bouleversement supplémentaire dans leur quotidien. Par ailleurs, même s’il n’en dit rien, il ne peut que reconnaître son admirable bonne volonté, s’étonnant encore aujourd’hui de l’avoir trouvé parmi les volontaires pour la mission de sauvetage en Perdition.

Peu à peu, la plaie se referme proprement. Néanmoins ce n’est pas tout à fait terminé. Il prend le temps de nettoyer l’exsudat avant d’interroger Germain : « Souhaitez-vous garder la cicatrice afin de pouvoir l’exhiber comme une blessure de guerre à vos futurs petits-enfants ? Ou préférez-vous que je la fasse totalement disparaître ? » Il n’évoque pas les éventuelles séquelles psychologiques, le Caerien se révélant étonnamment difficile à cerner à cet égard, et s’il envisage d’échanger avec lui au sujet des événements auxquels ils ont tous deux assisté, il lui laisse encore un peu de temps pour se remettre de l’opération.

— mais les grandes ne savent que se taire

Les piques du médecin ont au moins le mérite de le distraire un tant soit peu de la douleur qui fuse dans sa jambe. Franchement la magie c'est bien pratique mais ce serait quand même beaucoup mieux si c'était indolore, sinon à quoi bon ? Même Donovan était plus doux dans Perdition quand il l'a soigné du sanglier. Ah Perdition. Cela fait quand même deux fois que les deux hommes se retrouvent au mauvais endroit au mauvais moment. La tranquillité de leur rencontre lui manque. Le russe ne serait pas un peu un oiseau de malheur ?

▬ Hum je vais y songer. Être utile ? Être utile à quoi, seul paumé dans les Sylvestres ? À part recueillir plus de chiens et rediriger les touristes perdus, Gégé a bien peur de ne pas savoir comment aider dans ce nouveau monde. Son travail en lui-même n'est-il pas un sacrifice suffisant à sa patrie ? Toutes ces bêtes qui chaque jour naissent et meurent pour combler l'appétit du monstre humain qu'est Caer. Mais il comprend le message de son sauveur. Dans le fond, Gégé aurait bien aimé avoir un vrai pouvoir ou un métier un peu plus salutaire. Vu mon efficacité la dernière fois, vous ne m'en voudrez pas si j'évite quand même de participer à la prochaine expédition de sauvetage de la Vallée. Et que dire de Meish ? Pauvre Meish qui a fini réduit en purée devant ses yeux sans même qu'il ne s'en rende compte. Gégé n'est pas de ces braves gens comme Cassandra ou Alexander, ceux nés pour régner et guider. Il est encore plus loin des grands combattants comme Eirik et Isadora. Non sa place est parmi les chiens et les machines, pense-t-il, renfrogné, les dents toujours serrées et les mains agrippées aux draps.

Cette dernière pensée est si douloureuse, qu'il ne remarque pas immédiatement que le bon docteur a fini sa besogne. Malgré la pénibilité de l'opération, l'américain s'étonne de la rapidité du travail de l'Astre et il a presque l'air émerveillé, comme un enfant, quand il passe un doigt sur la cicatrice de sa jambe. Cette expression laisse bien vite place à une moue déconfite :

▬ Non je crois que les enfants de Columbus risquent de me juger si je leur raconte le piètre combat que j'ai mené contre cette créature. C'est que dans son esprit c'est une évidence que pour l'instant les seuls petits enfants seront les chiots de ses chiots. Et encore. Gégé fait toujours stériliser ses protégés. Il y a bien assez d'âmes errantes dans Althea. Si vous pouviez la faire disparaitre... Non décidément, il n'a pas besoin d'un rappel de plus de ce jour funeste. L'absence de Meish lui suffit amplement. Enfin si cela ne vous épuise pas trop bien sûr... Ce serait égoïste d'abuser du don de Gavrila pour une broutille pareille. Après tout, vu à quel point l'Entre-Guerre est pleine, le Caerien imagine qu'il a d'autres chats - ou chiens, à fouetter.

Un sourire étire fugitivement ses lèvres lorsque Germain se penche sur sa blessure enfin refermée et exprime son étonnement par la candeur presque enfantine de son regard. Il comprend. Lui-même essaie de ne pas trop s’y habituer, conscient qu’une telle capacité à aller ainsi à l’encontre des mécanismes naturels du corps relève du miracle – il n’en connaît pas exactement le prix, mais c’est bien l’une des seules choses qui lui font sentir la nécessité de rester humble. L’espace d’une seconde, il oublie le couteau qui lui embroche les tempes et son sourire s’accentue pour de bon à la réponse du fermier. Cela n’a rien de surprenant, n’est-ce pas ? Il n’en attendait pas moins d’un homme qui témoigne à sa meute la tendresse d’un bon petit papa – mais ce n’est pas pour autant qu’il se dispense de proférer une autre vacherie : « Ah, parce que vous n’êtes pas du genre à gonfler vos exploits ? En plus d’être un piètre combattant, vous faites un piètre Caerien. » Une fois encore, il balaie sa sollicitude d’un froncement de nez ironique : « Vous savez, au point où j’en suis… » En réalité, c’est probablement la part la moins pénible de son pouvoir. Il doit, cette fois-ci, appliquer le plat de sa main sur la cicatrice, l’y passer une fois, puis deux, puis trois, comme un papier de verre indolore, ou comme on essaierait de défroisser une nappe, pour en polir la moindre aspérité. Aucun picotement, simplement de la chaleur, comme si la peau devenait une cire malléable à son contact. Bientôt, la cicatrice a tout à fait disparu. Il rajuste la blouse de Germain, se redresse, puis abaisse son masque. « Essayez de ne pas l’ébruiter, demande-t-il avec un peu d’ennui au fond des yeux. La dernière fois, un jeune dindon est venu me voir dans l’espoir que j’utilise mon don à des fins purement esthétiques. »

À cet instant, il aurait pu le saluer d’un hochement de tête et le laisser à son repos. Il ne sait pas exactement pour quelle raison il s’attarde ; peut-être l’envie de s’octroyer un court répit, ou tout simplement parce que certains de ses propos ne lui ont pas échappé, malgré l’apparence qu’il s’est donnée de ne pas y avoir prêté attention. Le prétendu manque d’efficacité dont le fermier s’est cru coupable à Perdition s’impose à lui étrangement – comme une injustice à réparer, peut-être ? Non, c’est autre chose encore. S’il le dément, c’est sans mièvrerie, sur le ton du simple constat – celui d’un scientifique qui souhaite seulement rétablir une vérité empirique : « C’est votre voix que j’ai entendue. » déclare-t-il d’une voix égale. Il observe un court silence avant de préciser son propos : « Quand nous avons perdu nos corps, là-bas, à Perdition. C’est grâce à votre voix que j’ai pu revenir. » Il a un petit pincement de lèvres pensif, songeant à lui expliquer encore le mérite qu’il a eu de faire ce qu’il fallait quand il fallait – sans s’y résoudre hélas. « Je devrais vous remercier. » Le fait-il ? Non. Il n’a pas cette présence d’esprit-là, il n’a pas ce cœur-là, quand bien même c’est ce qu’il avait affirmé alors : « Je ne vous remercierai que si nous parvenons à sortir d’ici vivants. » Dans son ingratitude, il a oublié. En un sens, Germain lui a probablement sauvé la vie, pourtant il est assez mufle pour considérer qu’il aurait sans doute trouvé un moyen de s’en sortir tout seul – ah ! comme s’il avait jamais pu se dépêtrer du souvenir d’Ivana tout seul. Cependant, il n’a pas non plus l’indélicatesse de considérer qu’ils sont quittes, maintenant qu’il l’a soigné ; cela ne fonctionne pas ainsi, et il le sait. « En vérité, reprend-il enfin, j’ai l’impression que s’il y avait une nouvelle mission de sauvetage quelque part à Althea, vous vous porteriez encore une fois volontaire. Je me trompe ? » @Germain

— mais les grandes ne savent que se taire

Ohlalala, comment ça un piètre Caerien ? Est-ce que Gégé a bien entendu ? Il est si étonné du commentaire du bon docteur que la douleur de l'opération semble déjà bien loin, remplacée par un énorme sourire narquois.

▬ Allons, allons moi un mauvais sujet d'Alexander ? Venant de vous c'est un compliment ! Vous êtes certain d'aller bien ?

Peut-être que Gavrila aurait du le sermonner avec un peu plus de virulence ou faire encore durer son intervention car libéré de cette vilaine plaie dans cette jambe et chatouillé par le cynisme - qui au fond lui a manqué, du russe, le fermier se sentirait presque requinqué à bloc tel un Moebius regonflé à grands coups de cuillères de riz au lait.
La chaleur qui vient courir sur son épiderme lui fait baisser à nouveau la tête sur sa jambe qui littéralement en deux temps trois mouvements redevient lisse comme une peau de bébé. Prodigieux... Ne peut-il s'empêcher de commenter avant d'encore une fois venir examiner à la pulpe de ses doigts l'endroit où pullulait la veille sans doute la plus hideuse de toutes ses plaies. Pire que la fois où il s'est éclaté au fond d'un ravin lors d'une randonnée dans Yellowstone. C'est que les roches du Montana ne n'écorchent pas avec autant de hargne que les Transcendés.

▬ Bon si je décide de faire carrière dans le mannequinat et de devoir changer la taille de mon nez pour réussir, je sais vers qui me tourner ! Ou pas parce qu'il ignore quel autre tour le médecin peut bien garder dans les manches de sa blouse. Qui sait s'il ne finirait pas avec un bec digne de Pinocchio ?

Le travail de l'Astre achevé, Gégé s'attend à ce que celui-ci ne s'esquive avec une dernière raillerie mais non, il rebondit sur un tout autre sujet. Ah Perdition, Perdition, Perdition. Le sourire sur les lèvres de l'américain s'efface et laisse place à une expression mi-surprise, mi-perplexe. Il ne devrait pas le penser, doit furieusement s'abstenir de le dire, mais parfois Gégé regrette de ne pas être resté perdu dans les brumes de Perdition. Se sentir planer, libéré d'un monde matériel qui l'ennuie profondément la plupart du temps, absout de tout ses tracas quotidiens d'être humain, c'était tout de même sacrément plaisant.

▬ Cela fait un bout de temps maintenant... En vrai, plutôt que vos remerciements je préférerai que vous me promettiez de ne jamais approcher votre stéthoscope trop près de ma gorge. Est-ce que c'est la honte d'admettre qu'après avoir assisté au meurtre sauvage du marcassin, il a fait des cauchemars les nuits d'après ? Vraiment, qui eut cru qu'un tel objet puisse être encore plus terrifiant qu'un facehugger ? Ce n'était vraiment pas grand chose... À moins que ? Il se demande de quel démon il a bien pu le sauver ce jour-là.

La question le laisse pensif. Il songe à Erik, son entrainement draconien, son envie si noble de protéger sa nation. Oui, intérieurement Gégé aimerait être pareil mais il lui manque la discipline, non la volonté de devenir cette force brute de la nature qu'est la lame de Caer. Lui n'est qu'un observateur passif. Pas même un tout petit pion sur l'échiquier.

▬ Nous verrons bien... C'est pourtant son devoir de faire au moins semblant de jouer. Il joint ses mains sur ses genoux. J'imagine qu'il faut au moins essayer... Et s'il avait essayé un peu plus fort est-ce que ce scientifique de la Vallée serait encore en vie ? Est-ce que Meish serait encore là ? Il n'y croit au fond, pas une seule seconde. Mais au fond quand je pense à l'état du monde à la surface, je me dis que c'est peine perdue...

La seule chose qui sépare le rêveur du résigné c'est l'espoir. Et Gégé n'est plus sûr d'en avoir. En tout cas, pas assez.

« C’était juste ce qu’il fallait. » rectifie-t-il dans un murmure sans chercher à amorcer la moindre confidence. Pourtant, maintenant que le sourire goguenard de Germain a laissé place à une expression indéfinissable – inspirée par l’évocation de Perdition semble-t-il –, Gavrila se sent presque curieux. Mais évidemment, il balaie une dernière fois ce moment où la conversation aurait pu prendre un tour plus grave, préférant relever les doux sentiments que le fermier semble nourrir à l’égard de son charmant stéthoscope.  Un pli railleur au coin de la bouche, le soigneur feint la déception : « Furieux a finalement le même caractère qu’un chien un peu hargneux, plaide-t-il ironiquement. Je suis sûr qu’ils pourraient devenir les meilleurs amis du monde avec Hard Rock, et je ne m’attendais pas à si peu de bienveillance de votre part. » Il secoue la tête, faussement navré, avant de croiser les bras. « Mais je crains de ne pouvoir vous faire une telle promesse. Parfois je me réveille en pleine nuit et – sa voix n’est bientôt plus qu’un sinistre susurrement – il est juste là. Autour de mon cou. Prêt à resserrer son étreinte au moindre mouvement brusque. » Son regard reflète tout à coup d’inquiétantes conclusions tandis qu’il contemple tour à tour le visage puis la gorge de son pauvre patient : « Et je crois qu’il se souvient de vous, Germain. » Heureusement, il interrompt sa mauvaise comédie d’un bref rire rauque. Ce n’est pas pour autant qu’il s’embarrasse d’une quelconque parole rassurante à ce sujet.

La gravité ne tarde pas à reprendre ses droits néanmoins. Germain se fait pensif, et Gavrila est de nouveau confronté à son incapacité crasse à prononcer les mots qu’il faut. Il lui semble que ce n’est pas son rôle, et alors qu’il croit percevoir le défaut d’optimisme du fermier, tout ce qu’il se sent disposé à faire, c’est piétiner avec une allégresse pachydermique les œufs sur lesquels ils marchent tous deux : « Ah ! Nul besoin d’essayer en réalité, la tête que vous tirez devrait suffire à effrayer les Transcendés. Ou bien ils se diront que la souffrance et le désespoir vous accablent déjà tellement qu’il serait bien inutile de se fatiguer à terminer le boulot. » Il bat plusieurs fois des cils, insolent. « En ce qui me concerne, au rythme où ça va, je pense qu’ils risquent très bientôt de me prendre pour l’un des leurs. » Merveilleux, n’est-ce pas ? Oh, son sourire se fait peut-être plus amer l’espace d’une seconde. La vérité, c’est que Germain vient de mettre le doigt sur un point très douloureux. Il finit par pousser un soupir désabusé avant de reprendre d’une voix assourdie par une aigreur cynique : « Pour ma part j’espérais égoïstement profiter d’un nouveau départ à Althea. Or, pendant la cérémonie d’adieu, je me suis surpris à n’avoir jamais songé à ce qui a pu remonter pour prendre notre place pendant que nous chutions. Vous y aviez pensé, vous… ? » Il poursuit après une courte pause : « J’ai considéré ce désastre comme une chance à ma petite échelle d’homme sans me demander bien longtemps ce qui avait pu le provoquer. Mais depuis que j’ai entendu ce scientifique fou divaguer à Perdition, je me fais de plus en plus souvent la réflexion qu’une grave erreur a peut-être été commise, et que si nous ne faisons rien, nous risquons de rester ce que nous sommes de toute évidence pour l’instant : de simples et pauvres dommages collatéraux. » Il regarde Germain au fond des yeux, le dévisage avec une fixité presque agressive, avant que son sourire ne prenne le tranchant âpre d’une lame rouillée : « Mais vous avez sans doute raison : pourquoi un ouvrier agricole cafardeux et un chirurgien submergé se soucieraient-ils de faire quoi que ce soit de plus ? » Est-ce une remarque de bon sens ou une ultime provocation ? Ne paraît-il pas chercher lui-même ses propres réponses dans le regard du fermier ? Impossible à dire.
@Germain

— mais les grandes ne savent que se taire

C'est si facile de faire marcher Gégé. À l'évocation de Furieux, il écarquille les yeux et grimace légèrement, hésitant entre l'incrédulité et l'horreur. Le médecin plaisante n'est-ce pas ? Il veut répondre au tac au tac pour défendre l'honneur de Hard Rock qui n'a pas le dixième du potentiel de férocité qu'un stéthoscope tueur de phacochères innocents.

▬ Je... Il déglutit lentement, imaginant très bien la scène que le russe lui dépeint et c'est sans s'en rendre compte qu'il se recroqueville un peu dans les draps de son lit. Oh Gégé a la naïveté usée de ceux qui ont gardé des âmes d'enfants sous la coquille lisse d'un corps d'adulte et d'un esprit sage. Sans doute que dix ans plus tôt, il se serait caché sous sa couette voir même sous son lit. Mais il est secrètement friand de ce genre de mauvaises plaisanteries et si sur le coup, ça ne l'amuse pas plus que ça, il se sent tout de même drôlement soulagé et même content quand il comprend enfin que Gavrila se fiche de lui.

▬ Voilà qui me convaincrait presque à nouveau d'éviter les hôpitaux. A-t-il articulé lentement après avoir ri avec Gavrila. Il est bon public le Gégé, il se moque volontiers de lui-même. Je crains qu'Hard Rock ne prenne Furieux en modèle et n'essaye de me racketter pendant mon sommeil pour un paquet de croquettes. Et il s'imagine très bien l'affreux petit spitz le réveiller au milieu de la nuit avec un couteau dans la gueule et une casquette à l'envers, style thug américain. Peut-être que ce ne serait pas une si mauvaise chose, peut-être que ça suffirait à garder les Transcendés à distance.

Ah on peut rêver. Si seulement la mine de chien battu de Gégé avait pu sauver Meish de cette triste fin... Là par contre, ça ne le fait vraiment pas rire et il n'y a plus rien d'innocent dans la nouvelle mimique crispée qui nait sur son visage. Chagriné. Usé. C'est comme si c'était la première fois qu'il devait faire son deuil et la vérité n'est pas si éloignée que ça. Il s'est tellement voilé la face depuis la Chute que la mort de son ami est un coup de couteau dans le torse. Le genre qui réouvre des plaies mal cicatrisées, celles que même le don de Gavrila ne saurait jamais vraiment effacer. Et ça pullule et ça grouille et ça pulse à l'intérieur, une fièvre lente et culpabilisatrice qui ne se tait jamais vraiment.
Oh bien sûr, il ignore que le bon docteur a connu bien pire, qu'il avait une compagne que le Kamikakushi lui a enlevé. S'il savait, ce benêt de Gégé s'interdirait de s'apitoyer sur son sort devant le russe. Mais il ne sait pas. Ne s'en doute même pas. Que le cynisme tout tranchant de Gavrila n'est là que pour cacher une blessure qui saigne encore à toutes petites gouttes comme un intraitable poison.

▬ Je ne sais pas... J'aime à penser que si nous menions tous des vies simples en donnant autant que nous prenons à la Terre, l'univers s'équilibrera de lui-même. Enfin je n'aime pas la politique de consumérisme et d'expansion du Royaume mais j'ai aussi peur des expériences de la Vallée. Certaines choses méritent de rester là où elles sont. Dans l'ombre et la poussière et l'oubli. Mais la vraie peur, la véritable angoisse c'est le savoir en lui-même et tout ce qu'il piétine au passage. Les Transcendés avant... ils étaient tous humains à un moment ou un autre. Et c'est terrible, oh oui c'est un constat terrible pour cet homme chic et tendre qu'est Gégé, qui refuse de faire du mal à une mouche et recueille tout les chiens laissés pour compte sur le bord de la route. Ça ne vous fait pas bizarre de penser que vous auriez pu croiser un être cher sous le masque effroyable de ces monstres ? Mais s'il a le coeur mou, il n'en demeure pas moins boucher. Sur ces mains, c'est le sang des martyrs à quatre pattes qui gicle. Il n'est pas un saint. Il connait la mort à sa façon et pire il s'en accommode, la poitrine lourde et les yeux à demi-clos. C'est sans doute pour cette raison qu'il finit par hocher la tête, résigné. Déterminé.

▬ Mais merci pour ces encouragements. Vous faîtes bien de me rappeler que nous avons tous notre part à jouer. Et les sacrifices de Gégé, aussi infimes soient-ils sur la grande échelle du monde, sont trop lourds pour être gaspillés. Je tâcherai de me porter volontaire quand je serais remis sur pied. Il y a tant de gens dans le désert qui n'ont rien...

C'est peut-être le temps de faire plus que de recueillir des toutous abandonnés et d'aiguiller les touristes égarés.

L’expressivité candide de Germain le fait ciller, mais à la seconde où il relève les paupières, il s’aperçoit que les ridules espiègles au coin de ses yeux ont déjà disparu pour laisser place à quelque chose de plus grave. Il constate, sans vraiment le déplorer, qu’il a une fois encore manqué de tact. Il n’aurait pourtant pas été difficile de se complaire dans les bêtises au sujet de Furieux et de Hard Rock, de continuer à rire presque insouciamment – hélas il se défait toujours de ces moments-là sans regret. Il ne sait pas ce qu’il a remué exactement ; Germain ne lui reproche d’ailleurs pas de l’avoir fait. Il le contemple en silence, mesure le contraste entre le profond abattement qu’il croit discerner au fond de son regard et l’absence d’apitoiement au bord de ses lèvres. C’est la raison pour laquelle il ne détourne pas pudiquement les yeux ; c’est la raison pour laquelle il n’insiste pas non plus.

Son idéalisme a peut-être quelque chose de douloureux pourtant ; une simplicité pleine de bon sens, néanmoins irréalisable à cause de la cupidité humaine. Il comprend un peu mieux la position qu’il tient à Caer Hrid : en marge, critique en dépit d’une placidité qui semble quelquefois empruntée à ses bêtes ; surtout, qui peut confiner à la passivité. Pendant quelques secondes, il croit deviner les larges mouvements intérieurs qu’il peut esquisser par moments pour se débattre contre une résignation qui menace de l’atteindre, lui aussi, tout hargneux qu’il semble être. Il croit comprendre le genre d’impasse où il se trouve, la recherche informulée – et frustrante car probablement vaine – d’une troisième voie. Il ne répond rien, se heurte à sa propre impasse. Lui-même, qui a pourtant soif de connaissances et de découvertes, qui entend percer les secrets de ce nouveau monde, n’est pas certain de la posture qu’il adopterait si les recherches de la Vallée, à cet égard, devaient dépasser la latitude accordée par les lois éthiques. Il est loin d’être le plus moral de ses pairs, et il le sait.

Il ne fait qu’acquiescer lorsque Germain évoque l’humanité résiduelle des Transcendés. C’est atroce, il ne peut qu’en convenir, car la dénaturation, si lente qu’elle puisse être, figure probablement parmi ses plus horribles cauchemars. Il se fait cyniquement la réflexion que c’est sûrement le seul cas de figure où la mort d’Ivana, qui échappe ainsi à un sort plus funeste encore, peut s’apparenter à une consolation – vraiment ? Il souffle finalement par le nez, excédé par le cheminement de ses pensées : « Craignez-vous pour quelqu’un en particulier ? a-t-il l’indiscrétion de demander. J’ignore si la Transcendance affecte les animaux… » Oh, il est cruel de se représenter l’un des chiens de Germain victime d’une telle maladie. « A priori, seuls les êtres humains sont concernés. » reprend-il d’une voix presque métallique, qui n’a pas grand-chose de réconfortant. Il aurait aimé, quant à lui, pouvoir dire qu’il n’a plus personne de véritablement cher à ses yeux, mais ç’aurait été mentir. Et il doit bien l’admettre : « Je ne sais pas comment j’aurais réagi. Même la pire des crapules ne mériterait sans doute pas un tel sort. » Comment Hee-Jun souhaiterait-il qu’il réagisse s’il devait un jour être atteint de Transcendance ? Il a sa petite idée là-dessus. Par exemple, il faudrait dire quelque chose de faussement cool comme Ta gueule c’est vraiment de pire en pire, mon gars, avant d’abréger ses souffrances stoïquement, impassible en dehors, tout en larmes en dedans, car c’était la seule chose décente à faire. C’est ridicule. Aussi préfère-t-il se donner l’espoir de la découverte – rapide si possible – d’un vaccin.

De la même façon, c’est l’optimisme de Germain qui l’emporte. Gavrila s’amuse de ce qu’il a vu dans ses mufleries une forme d’encouragement. Il n’a sans doute pas tort, au fond, et s’étonne presque de constater qu’il parle par moments la même langue que lui, écoutant au-delà des sarcasmes et des indélicatesses. Et puis la générosité du fermier lui rappelle à nouveau combien ils diffèrent en réalité. « Que pensez-vous pouvoir faire pour eux ? » l’interroge-t-il sans arrière-pensée lorsqu’il fait référence aux Oubliés. La cérémonie des adieux a provoqué bien des déconvenues, et s’il avait eu le temps, l’énergie, ou ne serait-ce qu’un peu plus de cœur, il aurait probablement pris un moment pour formuler quelque pensée compatissante à l’égard des habitants de Célestia qui espéraient remonter depuis tant d’années. « Vous viendrez me raconter vos aventures à l’Entre-guerre ou à Requiem, l’invite-t-il enfin avec un sourire narquois, mais j’espère ne pas avoir à vous recoudre trop souvent tout de même. Pour ma part, je pense me dispenser d’accompagner Donovan la prochaine fois qu’il se mettra en tête de mener une quelconque expédition. » Peut-être est-ce une manière de le rassurer : il n'aura pas à composer avec les puissantes embrassades de Furieux avant longtemps.

@Germain