— BRAVE NEW WORLD

Petit, Gégé se voyant souvent en héros dans son costume lycra avec ses batgadgets, les poings serrés, les pecs gonflés, les méchants saucissonnés à ses pieds. En vieillissant, Gégé a compris que les superhéros n'existaient pas. Ça ne l'empêchait pas parfois de s'imaginer se jeter sous les chars israéliens pour sauver un enfant, de brandir haut le drapeau ukrainien sur les barricades de Kiev ou de shooter dans les grenades lacrymogènes des soldats à Tunis. Toutefois, Gégé est comme tous les gens. Gégé veut croire en la liberté, en la démocratie, il est triste quand à la télé ça parle de guerre et il s'émeut de tous les martyrs des grands conflits. Mais à part signer des pétitions sur change.org, qu'est-ce que Gégé a fait de sa vie pour sa république chérie ? Il est comme tous les gens, il veut croire qu'il suffit de bien faire, de bien penser, il ne sortait même pas dans les rues pour crier sa colère contre Trump, contre Ferguson, contre tout ce qui n'allait pas dans ses États-Unis.
Il a peur.

Alors, Kamikakushi ou pas, cette révolution est pour lui d'une violence inouïe. Toute cette furie lui tombe sur la tête comme des bombes sur ses Sylvestres. C'est une chose de se retrouver nez-à-nez avec des transcendés ou avec un fou au couteau. C'en est une autre de se faire passer à tabac au nom de la révolution. N'est-il pas du bon côté ?
Il veut juste que tout cela cesse.

▬ Je... je ne sais pas trop. Mais merci. Balbutie-t-il quand un jeune homme l'aide à se relever après avoir massacré son agresseur, car oui massacré c'est le mot. Gégé baisse les yeux vers la main de cet inconnu qui le soigne. Il ne sait pas si ce sang sur ses vêtements c'est le sien. Il le trouve éclatant comme le jour cet héros. Le leader des révolutionnaires pousse un long gémissement comme un animal blessé laissé en plein soleil sur le bord de la route. Il ne le regarde pas, se concentre sur le couple qui s'enlace. Il les trouve beau ces assassins.
C'est donc ça la garde personnelle d'Alexander ? C'est ça sa soeur. Des brutes comme les autres. Des hommes comme les autres. Jeunes et pleins de vie. Ils sont le futur. Il enjambe l'un des révoltés en prenant soin à ne pas le regarder dans les yeux, rongé par la culpabilité.

C'est en se tenant les côtes avec un air résigné qu'il entre dans la chambre. Il se tient à distance du lit, n'osant pas prendre la parole et sursaute quand le bleu de ses yeux se mêle à ceux du roi.
On parle de conseil, on parle de souvenirs et puis on parle d'avenir. Soudain, la paume du roi s'ouvre vers lui dévoilant un long couteau. On lui parle de mourir.

▬ De quelle justice parlez-vous ? Moi depuis ce matin je n'ai vu que du sang. Qu'il répond à Espérance. Il est d'accord avec elle. Terriblement d'accord. Mais un conseil nommé par l'accusé ne le mettra jamais aux fers, ne lui donnera jamais la sentence qu'il mérite. Je sais ce que j'ai dit ce matin mais je sais aussi que tant qu'il vivra, Caer ne connaitra jamais la paix. Alexander est sûrement le plus grand criminel de guerre que l'humanité ait jamais connu. Et les guerres ne s'arrêtent que lorsque l'on coupe la tête de leurs auteurs.
Lui entend tout simplement que demain tout recommencera. Des émeutes avortées aux pogroms éventrés quand l'armée se déchaine sur sa population et vice-versa.  

Pourtant la décision de Gégé est plutôt claire : tourner les talons. Il refuse d'être un assassin. Il refuse de jouer le jeu.
Mais ce n'est pas aussi simple que ça. Ce n'est jamais aussi simple que ça. Les superhéros comme les tragédiens ne choisissent pas leurs destins.

Isadora s'avance vers lui, imposante, agressive, la fureur au fond des pupilles. Comme une lionne prête à défendre son petit. Gégé n'est pas un lion, il est végétarien, il a peur, il ne veut pas se retrouver à nouveau par terre, matraqué de toutes parts. Alors il active son cristal de pacifisme.
Et toute l'animosité de la générale devient sienne.

D'ordinaire il sait lutter contre les flots de la colère mais la journée a été longue et cette fois-ci, la fièvre a quelque chose de chaleureux, de confortant. Elle l'enveloppe comme une couverture, vient nourrir sa propre rancoeur. Elle lui chuchote que tu sais Gégé, ne pas prendre part c'est approuver. Toute ta vie tu as été un spectateur, aux premières loges de l'apocalypse. Que toute ta vie, tu as regardé le monde s'effondrer sans lever le petit doigt. Il n'est pas question de gloire, il n'est pas question de triomphe, seulement de faire pour une fois ultime le sacrifice que réclame l'humanité. Et puis cet homme, il t'a volé ta mémoire. Sans un remord. Il ne t'aurait jamais rien rendu si tu n'étais pas rendu à son chevet. Que t'a-t-il pris en plus ? Ta soeur ? Ta petite vie tranquille, ton appartement, tes crédits, tes vacances au Mexique, ta famille toute entière ? Ses paroles ont la saveur du mensonge, cet homme ment depuis 6 ans comme il respire. Regarde-le avec sa mine grise, cette lame tendue rien que pour toi. N'a-t-il pas l'air de souffrir dans son lit avec ses yeux bleus couleur chagrin ?
C'est une colère propre, c'est une colère parfaitement raisonnable et raisonnée. Reposante.

▬ Qu'on en finisse. Sa voix est froide.

Dans la tragédie, finalement on est tranquille. Tout est bien huilé. Ça roule comme sur des roulettes. On a plus peur. Et puis le geste lui est familier. Il lui suffit de prendre le couteau et de tracer un long trait sur la gorge comme il le fait si bien presque tous les jours avec les poulets, les cochons, les agneaux. Ça ne fait même pas mal. Ça ne fait rien du tout. Il n'y a que les draps qui se tachent de rouge, pas de cris, pas de larmes. Juste le silence de la fin dans la fumée qui s'étouffe. Un silence lourd comme une lame se balançant au-dessus de leurs têtes.

▬ Voilà, c'est du passé maintenant.

Le couteau tombe au sol. Il s'assoit, il attend.

Il a accepté son rôle, d'égorger son humanité pour celle des autres et la douce, douce ironie du sort.
Boucher et bourreau c'est la même chose.

Porcs et majestés saignent de la même façon.