Et ils flottent.
Eperdus dans un vide intangible, en proie à un doute thésaurisé et élevé en murailles infranchissables.
Les bêtes qu’ils ont pourfendues ont-elles vraiment trépassées sous leur joug inquisiteur ou leur essence a-t-elle été répandue au-delà de cette contrée empreinte de perdition ? Ah, si beau pourtant si funeste, un tel lieu d’incompréhension, fléau de l’âme humaine, dépositaire de tant de peines si vaines.
A cet instant sont-ils chair contre chair, bras contre bras, échappés de leurs corps envolés et leurs dermes percutés au fracas de peaux étrangères. A cette envolée empyréenne, le soigneur s’érige en ancre et Camillien, inaltérable Camillien, du haut de sa propre dispersion en acquiesce à sa raison : Agréable, en effet. Ni poids ni demi-mesure, le tourment de sa propre existence balayée simplement par une barque qui lentement glisse sur une mer inconnue, voguant certain vers des rivages inespérés à la seule force d’une magie hallucinée.
Et les voilà éparpillés aux quatre pôles : du moindre de leurs atomes, molécules répandues comme des dés de destinée —oxygène, carbone, hydrogène, azote, calcium, phosphore— intangibles, insondables, disparus. Sous ses pieds métaphoriques il les voit : malheureux comparses de son expédition, peu à peu endormis bercés par des vagues qui pourraient s’avérer leur dernier voyage. Viendront-ils regagner leur foyer à la fin de ces pérégrinations ? Comme le Ulysse des légendes, navigueront-ils sur des eaux terribles, crus défunts par ceux qui les attendent, pour ne revenir qu’une fois des années, des décennies, des siècles écoulés hors de leurs mains—ou pire encore, jamais.

Et il flotte.
Il flotte et l’horreur parait à lui.
Brisés, éparpillés, membres sectionnés, sang déversé et enfants esseulés. Les chairs fendues en innommables profanations et la vie s’enfuyant le long de rivières carminées — nulle justice en ces terres, un carnage sans foi ni loi, tant de promesses qui se voient au néant répudiées.
Et son cœur se fend : il déverse dans sa chute moult chants d’agonisants, de ceux qui devant ses yeux succombent à sa propre inutilité. Camillien vain, Camillien bon à rien ; nulle plaidoirie ne peut sauver leurs corps, nuls mercis pour apaiser leurs âmes, car pauvres d’eux-mêmes ils n’existent que pour être sacrifiés ainsi devant ses yeux ébahis. Êtres chers condamnés à un silence éternel, le même, à dire vrai, que celui qui enserre sa propre personne.
Mais ah si témoin silencieux doit-il être, voué à sa propre turpitude et malmené de tous côtés, peut-il en remède à toute chose, en panacée de l’obscurité, quémander la grâce de la lumière en maigre cataplasme à ses maux. C’est la furie au bord des lèvres en tandem à un désespoir anthropophage que Camillien tend la main à son propre don, bénédiction renforcée par l’empirisme, dans l’espoir d’en balayer l’innommable par l’aveuglement de sa lumière.



Résumé : camillien est d'accord avec gravila jusqu'à ce qu'il commence à passer un sacré mauvais moment. Entend-il gégé telle est la question, en attendant il s’efforce d'appeler sa lumière pour aveugler ou disperses toute vision (ou pas).

Il n’a pas le loisir de s’émerveiller longtemps, évidemment, et doit bien admettre que la disparition progressive de ses coéquipiers – aussi bien que la sienne, sans doute – ne présage vraiment rien de bon. Sans attendre, la cruauté de Perdition le fauche à nouveau, plus violemment encore que n’aurait pu le faire l’immense sanglier au plus fort de son courroux.

Oh, il y a quelque chose de terrifiant dans l’idée que Perdition puisse reproduire le chant de son rire – car c’est bien le sien, n’est-ce pas ? C’est déloyal, songe-t-il en considérant l’entaille encore fraîche que les Bulles aux Souvenirs ont faite dans son âme. Il n’était pas prêt à la retrouver si tôt, parce qu’il n’entend qu’elle, ne voit qu’elle pour commencer ; avant de prendre conscience des bras qui l’entourent : pas les siens, ceux d’un autre, dont il perçoit avec une acuité douloureuse tout le réconfort, toute la solidité et la fiabilité qu’ils représentent pour elle – en somme, des bras qui auraient pu être les siens s’il avait été à la hauteur ce jour-là.

Il aurait pu en rire sinistrement, reprocher à Perdition ce vieux tour éculé ; mais il constate avec dépit que celui-ci est toujours aussi efficace, aussi insoutenable, et que tout averti qu'il soit, il ne sait absolument pas s'en défendre. Il n’a plus de corps, pourtant l’âcreté de la jalousie qui lui embroche les entrailles suffit à lui en faire sentir les contours à nouveau. Il croit percevoir le hérissement de sa nuque, le frémissement de ses paupières et de ses narines, la crispation de sa mâchoire et de ses poings, le durcissement jaloux de ses yeux. L’espace d’une seconde, il manque d’oublier complètement la manière dont elle lui a appris à l’aimer : il a ce réflexe stupidement mâle d’appropriation, qui réduit celle qui a miraculeusement fait de lui un homme pas trop con au rang d’objet, de trophée qu’il aurait pu se disputer ridiculement avec un autre. Ah ! elle l’aurait giflé, il le sait, car elle a menacé de le faire chaque fois qu’elle a senti chez lui le plus petit accès de possessivité malvenue. Et combien aurait-il aimé qu’elle le remette à sa place, à cet instant ! sentir sur sa joue le cuisant soufflet de son indignation. Car la jalousie a beau lui redonner des contours dans son esprit, il n’en subit pas moins l’immatérialité de son corps, et par la même occasion l’impossibilité de s’interposer, de faire comprendre à cet autre imbécile qu’il doit ôter ses mains pleines de doigts de sa femme. Il n’a même pas de voix pour lui infliger les réflexions idiotes qui le submergent, pleines d’une mauvaise foi et d’une vexation toutes masculines – mais c’est qui ce con-là, ce n’est pas la peine de rire comme une dinde à ses blagues idiotes ou est-ce qu’il te fait bien l’amour, au moins ?

C’est ridicule, il le sait, aussi parvient-il à se ressaisir in extremis, à avoir la décence de se montrer digne d’elle – ne serait-ce qu’un peu – devant ce simulacre de défaite ; simulacre, oui, car la vraie défaite n’est pas là. Dans les ondoiements trompeurs de la brume, il la sent sinuer, cette douleur irréparable, jusqu’à s’emparer de tout son être pour lui déraciner continuellement le cœur de son ongle brûlant – c'est toujours, toujours ce même genre de douleur. Il sent que les années ont passé, malgré lui, que la souffrance l’a aigri au point de lui ôter toute vanité, tout orgueil de vouloir être le seul, de ne l’avoir rien que pour lui. Il s’aperçoit, non sans une stupéfaction consternée – oui : il se plaint –, qu’il n’est finalement sensible qu’au bonheur de son épouse, au-delà de l’exclusivité qu’il a toujours bêtement éprouvée à son égard. Il sent, dans cet abandon tout amoureux dont on ne sait pas vraiment s’il est sublime ou navrant, qu’il aurait été prêt à sacrifier sa place auprès d’elle, s’il avait pu s’assurer par là même qu’elle puisse vivre à nouveau, qu’elle puisse faire entendre au monde entier, encore et encore, les superbes trilles de son rire.

Et là réside le véritable drame : sa pathétique abnégation ne sert plus à rien. Ivana est morte, et il ne peut même pas lui offrir la chance d’une nouvelle vie, fût-elle loin de lui. C’est probablement la plus effroyable manière de combattre un tel cauchemar : savoir que, même dans le tourment d’une séparation, même devant le spectacle blessant et odieux d’Ivana dans les bras d’un autre, Perdition ne pourra jamais la lui rendre autrement que sous cette forme brumeuse, aussi insatisfaisante qu’insaisissable. N’est-ce pas mieux que rien, pourtant ? Il est si difficile de s’en détourner, tout à coup. Il sent qu’il préfère se perdre dans la contemplation de son bonheur factice, qu’il aurait pu s’y abîmer indéfiniment, oublier que cet homme n’est pas lui, essayer de croire à l’épanouissement d’Ivana en ignorant l’étau étouffant qui se forme dans sa gorge, en se rendant chaque seconde un peu plus endurant à la morsure de l’absence et du manque...

Mais c’est à la seconde où il s’apprête à capituler qu’il entend la voix de Germain. Il ignore comment celui-ci s’y est pris, n’est pas en mesure de lui répondre, de communiquer comme il le fait, néanmoins il se souvient grâce à lui de l’urgente nécessité du moment : venir à bout de ce nouveau mauvais tour que leur joue Perdition. Il reconnaît, dans un accès de bon sens salutaire, qu’il faut s’abreuver une dernière fois du sourire et du regard incisifs d’Ivana, avant d’essayer de s’en défaire, de toutes ses forces, pour se raccrocher à cette voix familière comme à un point d’ancrage et se tirer, enfin, hors de l’abîme.

Résumé : Gavrila se fait tabasser l’âme très douloureusement par la vision de sa défunte épouse dans les bras d’un sombre abruti, mais enfin, comme il est toujours désespérément amoureux et très malheureux de l’avoir perdue, il trouve plus pénible encore de savoir que, même aux côtés d’un autre que lui, elle ne pourra jamais revenir à la vie. C’est très dramatique, il voudrait se perdre éternellement dans la contemplation de son bonheur, tout ça, mais heureusement, la voix de Germain lui rappelle que toutes ces conneries, c’est encore Perdition qui essaie de la leur faire à l’envers. Merci, copain ! (Pardon pour le RP beaucoup trop long et contemplatif !)

L’épreuve de la Perdition du Corps est terminée ; Gavrila le comprend sitôt qu’il perçoit à nouveau le poids de sa carcasse, auquel s’ajoute celui, bien plus désagréable encore, de l’abattement psychologique qu’il éprouve. Avec la rigidité d’un vieillard au sortir d’un cauchemar qui le tourmente depuis des années, il se redresse à l’intérieur de la barque, s’efforçant de rendre inaudible la lourdeur de sa respiration, les mâchoires serrées dans une souffrance silencieuse qu’il ne se fera jamais l’offense d’exprimer autrement que par la dureté opaque de son regard. Cet endroit le fascine-t-il toujours autant ? Il n’en est plus si sûr. Prenant appui sur le bord, il se met enfin debout, s’enquiert discrètement de l’état de chacun. Thelma et – chose plus étonnante – Donovan semblent particulièrement affectés, ce dont il n’est pas en mesure de s’émouvoir : le mieux qu’il puisse faire pour eux est de se détourner pudiquement de leurs larmes, de ne pas se faire le témoin indécent de leur vulnérabilité.

Retrouver la terre ferme est une sensation étrange qui n’estompe que progressivement le coton qu’il a dans les jambes. Ses yeux tombent sur Germain, dont il se rappelle subitement la voix. Il cille lentement et, après l’avoir longtemps considéré, déclare avec son impertinence coutumière, comme si ça allait de soi : « Je ne vous remercierai que si nous parvenons à sortir d’ici vivants. » Pourtant la gravité de son regard, dépourvue de tout sarcasme, ne doit tromper personne – pas même lui : il est secrètement reconnaissant au Caerien – bon sang, au Caerien – de l’intrusion par laquelle il l’a tiré de son propre cauchemar.

Sans s’épancher davantage, il attend que tout le monde soit remis sur pieds pour se hasarder plus avant dans Perdition. C’est une forêt qui les attend, mais par bonheur – ou malheur, compte tenu de leur comité d’accueil – ils n’ont pas l’obligation de s’y enfoncer. Il n’est pas difficile de deviner – à son aspect fou et bien installé, peut-être – que l’homme devant eux fait partie des mages scientifiques qu’ils espéraient retrouver ; mais dans quel triste état ! « La ville qui vénère le soleil… ? » répète Gavrila dans un murmure en essayant de discerner les propos incohérents du malheureux – ou plutôt du sombre enfoiré qui ne tarde pas à les attaquer. Le brouillard qui les entoure bientôt leur cache perfidement, jusqu’aux dernières secondes avant l’impact, les boules de feu et les ouragans miniatures qui se dirigent vers eux. Gavrila n’a pas le temps de savourer le craquement de son dos contre le tronc d’un arbre qu’il sent son corps devenir fumée, puis tangible à nouveau. Les dents serrées, il se redresse péniblement dans une grimace de douleur, avant de s’écrier à l’attention du groupe : « Taré ou pas, on doit le ramener ! »

Ils sont avant tout là pour ça, quand bien même ce type s’est rendu responsable de sa folie en étant assez con pour accepter d’explorer Perdition – n’en aurait-il pas fait autant, s’il en avait eu l’occasion ? Mais comment le neutraliser ? Sans perdre plus de temps, Gavrila s’empare de son talisman d’élasticité pour bénéficier de ses effets. Tant pis, il ne pourra pas en faire un usage plus crétin ! Profitant de la confusion que le mage a créée, tout en se servant de l’éclairage sporadique produit par les boules de feu – et peut-être la Lumière de Camillien ? – pour se repérer dans le brouillard, il essaie de distinguer le mage et de se rapprocher de lui en le contournant par le flanc gauche. Son but est simple : finir par allonger ses propres bras pour le saisir aux poignets, espérant ainsi entraver – ne serait-ce qu’un peu ! – sa furie magique.

Résumé : Gavrila fait semblant d’être un gros dur, détourne les yeux des larmes de Thelma et Donovan et diffère comme un malpropre le remerciement qu’il doit à Germain. Une fois à l’orée de la forêt, les propos du mage délirant l’intriguent, et malgré les assauts de celui-ci – un adorable petit ouragan dans ta gueule, Gavrila –, il rappelle au reste du groupe qu’ils sont là pour le ramener à Requiem. Il essaie enfin de se sortir les doigts du derrière en utilisant son talisman d’élasticité dans l’espoir de saisir le mage fou aux poignets et d’entraver un peu sa magie – au pire, ça fera diversion, non ?