« Quant aux mariages, ils ont réglé qu'une fille ne pourrait se marier qu'elle n'eût tué un ennemi. » Hérodote, Livre IV.

« Je ne suis qu’un écheveau emmêlé dont personne ne sait, pas même celle qui écrit en ce moment, s’il contient le juste fil d’un récit, ou si tout n’est que douleur confuse, sans rédemption possible. » Elena Ferrante


- Zarina est née sur les ruines encore chaudes laissées par les soviétiques sur le vaste territoire kazakhe. Au loin on peut encore entendre les hurlements de la Horde d’or et ceux, plus gutturaux, des prisonniers politiques de Moscou. Le temps n’a pas d’emprise ici. Zarina a longtemps porté des jupes de soie qu’on se serait arraché à prix insolent dans les capitales occidentales et qui n’ont aucune valeur dans ce village désœuvré. Elle se gorge de lait de chèvre fermenté, de pain noir, d’orge sec tout en buvant du Pepsi bon marché à l’épicerie du coin. Elle se nourrit surtout de colère, celle sourde qui gronde dans les silences absolus des déserts oubliés.


- Il fait froid et il fait chaud. Les steppes isolent et dépossèdent. La ville se construit trop vite, les murs trop blancs. Les places sont solitaires, arides à l’image de son regard. Elle veut plus Zarina mais ne sait pas encore comment, ne sait pas encore quoi et ne le saura jamais. L’enfant se fait muette à l’école, docile à la maison. Les violences du quotidien ont un goût d’éternel, rien qui ne suscite de l’indignation. On courbe l’échine sous les velléités économiques, on se plie face aux hontes ordinaires. C’est normal. Calibré. Elle accepte.

(non)


- Alors, elle lit. En russe, en kazakh. Pasternak et Tolstoï, Hugo et Dostoïevski. Elle lit à s’en extirper la haine d’une condition qu’on impose, pétrie des injustices à haute échelle qui glissent sur ses semblables. Les mots sont les vagues d’un espoir crépusculaire. Elle s’y baigne, le corps souple, l’âme coriace. L’instruction est limitée, sèche. L’enfant devient femme. Elle pousse trop vite, à l’image de sa ville étincelante en plein désert froid. La température de ses désirs oscille entre les vulnérabilités incandescentes et les mouvances glaciales. Elle veut et refuse, donne et reprend. A 16 ans, elle se laisse conter fleurette par un voyou aux jolis mots des quartiers riches, regarde dans un mépris mêlé de convoitise les friandises qu’il lui glisse au cou et au corps. Il lui passe même une bague au doigt.

Ses parents ne la retiennent pas. Ils ne l’ont jamais fait.


- La première romance est une brusque cécité. Elle se cogne partout sur cette présence nouvelle, sur ces bras qui l’étreignent. Elle acquiert une conscience de la société, se forge une armure d’élégance abjecte. C’est un temps d’observation, de découvertes. L’amertume devient utile, l’impudence brutalité. Elle se transforme de l’intérieur, s’affute de l’extérieur. Elle abandonne cet amour qui a fait son temps, laisse dans son sillage des pleurs et des colères qui ne la touchent pas. C’est une erreur de croire qu’elle peut appartenir à qui que ce soit lui dit-elle dans un accès de cruelle sympathie. Il ne comprend pas.

Dommage.


- L’ivresse scintille dans la jeunesse cosmopolite d’une capitale en devenir. Elle saisit les opportunités au vol, comprend vite avec qui il faut dîner, converser, échanger. On lui offre aimablement et en ces termes de rattraper ce temps perdu dans le néant des steppes. Violence des mots qu’elle avale, amère. Elle se drape de mystères dorénavant, déambule dans un nuage de contradictions et de mensonges qu’elle cultive derrière l’écran opaque des cigarettes naturelles. Elle aime les feuilles de cassis, la lavande qui laisse derrière elle un parfum puissant. Aucune de ces plantes ne pousse en Eurasie, elle les fait importer à prix d’or. Elle s'éreinte les doigts sous les contrats rédigés. Les métiers sont des illusions, elle vend ce qui est à vendre au gré des saisons et des humeurs. Des appartements, des tableaux, du caviar, du rêve.

A ses autres doigts, d’autres bagues.

Car Zarina essaime surtout des histoires qui ont pour lendemain de nouvelles marches dorées. Le luxe est un miroir prenant. Elle aime son reflet dans les ascenseurs des buildings flambant neufs de Noursoultan, Moscou ou Shangaï. Il suffit de s’accrocher au bon bras, d’enjôler celui ou celle qu’il faut.

De l’autre côté du miroir, Zarina apprend le pouvoir des caprices et des secrets.


- Elle aime les plantes, de cet instinct farouche de celles qui savent que la seule à devoir être vénérée en ce bas monde reste la Nature. Cela commence par quelques pots puis viennent quelques carrés de terre posés sur des balcons immaculés. Rien n’est sale quand les doigts s’enfoncent dans l’organique. La haine s’apaise, se teinte de violine. Elle y retrouve les souffles magnétiques des vents de sa steppe natale, lovés dans chaque grain de poussière.
Les plantes sont à son image découvre-t-elle. Les vénéneuses ont sa préférence, celles aux parfums entêtants ou aux corolles meurtrières aussi.

C’est un hobby ment-elle, perfide, entre deux sourires éteints. Juste un passe-temps.


- Elle ne revendique pas une beauté à couper le souffle ou apte à propager des guerres. Le pouvoir ne réside pas dans l’harmonie et ne l’a jamais fait. Ce n’est pas ce que l’œil des hommes recherche quoiqu’ils en disent et ce, même s’ils se vantent d’être de fins connaisseurs en vin, en art, en femme. Ce qui les attire, ce qui les heurte et les immobilise dans leurs courses dérisoires, c’est le sentiment de rupture. La fin de ce qu’ils pensaient jusqu’alors posséder, contrôler. L’évidence est là, elle engage, entraine, captive irrémédiablement et l’esprit s‘en trouve repu comme subjugué par la chute. Il y a de l’éphémère dans le désir, des vêtements qui parlent à la place des corps, des couleurs qui fuitent sur les visages suavement fardés d’artifices et de mensonges.

La véritable beauté n’a pas besoin de tout ça, elle est grâce, elle est vraie. Elle est capable de se révéler dans un tournesol baigné de soleil, dans des pins glacés de la Toundra, dans cette végétation enfin qui pousse et se fait hargneuse malgré les bottes et le goudron, malgré les déserts et leurs dents de sable vorace.            

Zarina peut séduire, elle connait les hommes et leurs envies hypocrites, parvient à leur murmurer d'effroyables contes à faire trembler leur cœur ; mais belle – elle le sait – elle ne l’est pas.


- Quand la fin du monde arrive, elle se bouche les oreilles à la manière d'une enfant en plein chaos. Elle se souvient du silence de son village natal. Il n’y a plus rien au Kazakhstan. Il n'y a jamais rien eu. Tout s’est effondré il y a bien trop longtemps déjà. Ils savent que les marbres se cassent, que les villes tombent puis se reconstruisent, que la mascarade ne pourra jamais avoir de fin.

Ils se sont éteint déjà tant de fois que leurs cris ont moins de valeur aux yeux du reste du monde.

Ou peut-être qu’elle a tout simplement moins de cœur maintenant.


- Quand les hommes se font monstres, elle se souvient de ceux qui l’ont étreinte, de ces maris qu’elle a abandonnés sans même un regard.

Elle n'a jamais su quoi faire du malheur des autres.


- La peur s'infiltre dans toutes les rues de toutes les capitales. Elle martèle et elle lui plait.

Peu importe l’horreur pourvu qu’on ait l’ivresse.


- La lassitude a la même odeur que ses cigarettes. Par une douteuse ironie du sort, la monstruosité l'a épargnée jusqu'à maintenant. Elle enfile une de ses longues robes de soie qui donnent l'impression d'avoir de l'eau fraiche autour du corps.

Quand elle saute dans les entrailles de la terre, le tissu s'ouvre et se fait corolle. Poussière, tu retournes à la terre.


- Le monde est différent dorénavant. Ou pas. Elle a 30 ans et elle vient de naitre. C'est ce qu'elle dit quand on lui pose la question, qu'elle est née sur les ruines encore chaudes laissées par les hommes sous le vaste territoire kazakhe.

De l'autre côté du miroir, Zarina retrouve ses steppes, l'écho ardent de ses déserts avides. Elles ne s'étaient pas perdues, non, juste enfoncées.


- Omnia mutantur, Nihil interit. Tout change, rien ne périt.

- Le soleil épice d’une poussière d’or le désert des Oubliés répandant une atmosphère vibrante sur ses habitants lumineux. Lorsqu'elle s'est éveillée, elle a vu Caer, nimbé de défi, le pouls puissant et les promesses avides, lui tendre ses bras. Non a-t-elle murmuré dans un souffle ardent, un baiser d'adieu au bord des lèvres. Plus jamais elle ne quittera ses steppes. Le désert la nimbe, couvre d'une moiteur scintillante son esprit et son corps. Le sable sera désormais son époux. Il lui glisse perpétuellement entre les doigts, chaud et réconfortant. Comme il se doit, entre âmes similaires.

- Spécialisée en plantes rares et étranges, il lui a fallu un peu de temps pour trouver l'emplacement, quelques sourires, quelques cigarettes. C'est que tout est similaire à ce qu'elle a déjà connu. Tout est si parfaitement différent.
L'échoppe est modeste. Elle a débuté sur un simple carré de soie au sein des Nomades dans un premier temps puis, s'est allongée sur quelques mètres carrés, à peine.
Depuis, les Pyramides sont apparues dans toute leur majesté. C'est là-bas qu'elle occupe un simple terrarium. Désormais fleuriste, Zarina prend soin de ses plantes oubliées, car l'effroi saisit généralement les passants au détour d'une digitale trop encombrante, d'un pommier de Sodome trop attirant, mais ceux qui savent entrent avec une pointe d'émerveillement au fond des yeux.

En vrac:  - Elle parle, comme tout kazakh, russe et kazakh (dérivé du turc) mais aussi un soupçon de mandarin (la proximité chinoise aidant). - L'anglais lui est tout simplement étranger mis à part tous ces mots à la mode qu'on utilise en ponctuation au sein des jeunesses dorées. - Elle fume toujours, s'astreint à créer elle-même sa consommation naturelle, généralement des plantes comme de la verveine ou des fleurs propres à l'environnement où elle se situe (et qui s'y prête). Elle n'a que peu d'inclination pour les effets psychotropes et ne cherche donc pas ce type de produits. - Elle s'est mariée trois fois. Elle raconte des ruptures qui sont toujours un peu différentes de sorte que les histoires de ses divorces ou veuvages lui échappent maintenant. Cela lui va parfaitement. - Elle préfère le noir et le rose doré. - Le thé se prend toujours avec du lait et de la muscade. - Elle ne porte rarement voire jamais ses cheveux lâchés. C'est uniquement réservé à sa chambre et à son intimité. - Elle est fascinée par la transcendance. La terreur a un goût d'émerveillement. C'est par le biais de la botanique qu'elle cherche - en vain - à en percer les mystères. - Zarina a une santé fragile, des bronches qui se fanent au gré des saisons. C'est un vestige génétique inaltérable, un don de ses parents qui ont vu sans filtre les nombreux essais nucléaires dans la région. Elle s'en est tirée à bon compte, Zarina. Les malformations sont nombreuses par ici, les sang sont viciés d'un ADN collectif à jamais déchiré. - Elle s'interdit d'avoir des enfants.