La plaisanterie glisse sur Raeb comme de l’eau sur les plumes d’un canard et sans doute Gavrila, dont le sourire s’accentue imperceptiblement, n’en attendait-il pas moins. Il y a quelque chose de presque rassurant dans cette insouciance d’imbécile heureux – forme suprême de l’intelligence, c’est certain –, alors même que l’exposé du grand homme n’a rien de réjouissant pour eux. Le soigneur, qui a arrêté de s’étonner quant à l’absence de main d’œuvre pour les expéditions dangereuses de ce genre, se rembrunit invinciblement à l’évocation de la Transcendance. Comme il est étrange pour lui, qui y travaille depuis plusieurs années maintenant, de se dire que l’Entre-guerre n’est plus un lieu tout à fait sûr pour les aventuriers et vagabonds malchanceux. Sans un mot, il considère l’équipement que Raeb leur propose d’un œil perplexe. « J’ai un stéthoscope tueur. » se défend-il comme pour se dispenser d’un encombrement supplémentaire. S’il lui semble tout à fait légitime que la cheffe de sécurité se serve la première, étant la mieux placée pour manipuler l’ensemble de ces objets, il songe qu’il a pour sa part plus de chance de provoquer moins de dégâts s’il passe son tour. Le petit homme blond se montre d’ailleurs très inspiré quant à l’usage qu’ils pourraient faire de cet abject « jerky d’alligator » et Gavrila se dit qu’il l’imagine parfaitement en PewDiePie althéen se faire prendre en chasse par quelque monstre, courir comme un dératé avant d’y échapper – ou pas – en lui jetant l’immondice sur le museau. Encore une fois, il secoue la tête pour s’éclaircir les idées, interdit face au cheminement de ses propres pensées. Le hasard veut qu’il se retrouve finalement avec une étrange grenade entre les mains et il ne peut s’empêcher d’y aller, comme Raphaëlle, de son petit commentaire pince-sans-rire : « Je vous remercie, Raeb, de chercher à éveiller ainsi mon potentiel de grande allumeuse. » Sans doute aurait-il été de mauvais goût de remettre un tel objet à une femme ? Il hausse les épaules, tâche de ne pas se laisser attendrir par l’accès de générosité du Caerien – quel incroyable spécimen, encore –, avant de s’adresser à son tour à l’artiste : « Je peux vous céder la grenade de phéromones de femelles en chaleur mais ce serait courir le risque d’entendre Raeb vous faire remarquer grassement la redondance. » Conscient d’être un gros con qui a le culot de se faire passer pour un gentleman, Gavrila esquisse un petit sourire consterné : « Porter les remarques de notre guide fait déjà de vous une équipière très précieuse ; mais porter les miennes vous rendra carrément… héroïque. » Il finit par avoir un hochement de tête, signe qu’il est prêt à partir. L’allusion de Jill ne lui a pas échappé, d’ailleurs : il lui paraît effectivement indispensable qu’ils restent groupés jusqu’au bout.

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Gavrila papillonne doucement des cils comme pour encaisser la riposte de Raphaëlle et la regarde tranquillement lui passer sous le nez, sans chercher à s’excuser du malentendu ni remarquer insolemment qu’il ne lui en faut pas tant pour se taire. Il sait que l’occasion serait fort mal choisie pour mettre de l’huile sur le feu – vraiment, il n’est pas là pour ça –, aussi se contente-t-il de sourire et de susurrer avec légèreté : « Qu’est-ce que je disais… ? Héroïque ! » Du moins ne l’a-t-elle pas planté avec le couteau du Caerien – châtiment qu’il n’aurait pas volé, il en a bien conscience, et qui aurait assurément fait le bonheur de son épouse.

Il s’engage à la suite du groupe sans plus tarder, soufflant moqueusement à l’explication de Raeb au sujet de leurs effectifs. Oh, il ne comprend que trop bien l’échaudement des gars en question, même si le désastre évoqué ne peut justifier leur retrait selon lui ; mais rien que pour le plaisir de reconnaître que Donovan est une fichue plaie, il acquiesce avec un soupir faussement désolé.

Bien sûr, Perdition est terriblement belle, trompeuse dans ses reflets somptueux qui lui donnent une apparence de paisibilité. Gavrila profite de ce dernier instant de recueillement avant l’apparition de quelque péril, se soumettant volontiers au charme d’une nature dont les lois le dépassent complètement. Il connaît ce lent basculement dans le malaise que provoque toujours la conscience du mystère et de sa dangerosité. Peu à peu, le brouillard investit ses vêtements comme une sueur froide, et il doit déployer tous les efforts de son intellect pour faire abstraction de la faune environnante, pour ne pas trouver dans chaque bond ou cri d’insecte une intention hostile. Il s’imagine qu’ils doivent le silence miraculeux de Raeb aussi bien à son professionnalisme qu’à sa nervosité ; mais une fois encore, il trouve quelque chose de rassurant dans cette force de la nature capable de se taire quand vient le moment de rester concentré.

Au bout de quelques foulées – qui ont déjà considérablement souillé ses bottes –, il s’arrête et considère les trois chemins qui s’offrent à eux. Rapidement, il acquiesce à la proposition de la cheffe de sécurité : « Je n’y vois pas d’inconvénient. Et puis, si on doit crever, la taille de ce truc nous épargnera peut-être une trop longue agonie… ? » Il a un haussement d’épaules. « Quant aux deux autres, je suppose que nous devrions garder le point d’eau pour la fin ? J’avoue penser à notre propre réapprovisionnement en premier lieu et pas forcément à la logique de nos cibles ; peut-être que notre biologiste animalier a un avis sur la question ? »

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