Vous voyez, c’est précisément dans ces moments-là que Gavrila se dit qu’il ne devrait plus jamais se mêler de jouer aux explorateurs, et que soigner des gens, tout compte fait, c’est déjà bien assez. Il se décompose subitement à la réserve qu’émet Raeb, et à laquelle il n’avait pas vraiment songée – c’est quand même tragique d’être aussi con et de manquer à ce point de jugeote, se reproche-t-il intérieurement – ; mais n’a guère le temps de songer à une alternative, de remercier leur guide pour sa-bonne-volonté-mais-non-vraiment-ça-ira-on-va-trouver-autre-chose que celui-ci se met absurdement en tête de prendre la panthère en chasse. Ah, par un curieux miracle, il éprouve une étrange sympathie pour Raeb depuis le temps, mais cette fois, il doit bien tirer une tronche de trois kilomètres de long : « Cet âne bâté a vraiment décidé de se rendre indéfendable… » gémit-il presque avec dépit en renversant tragiquement la tête en arrière. Et maintenant ? Que faire, alors que tout se déroulait presque comme prévu pour l’ours et que Raeb a eu la bonne idée de disparaître dans une jungle potentiellement hostile avec leurs précieuses fléchettes anesthésiantes ? S’allonger par terre et se laisser mourir ? Heureusement, Jill l’empêche de sombrer dans une haine insurmontable à l’égard du genre humain en le sollicitant à nouveau pour rattraper l'ours. « Nous saurons bien l’occuper en attendant. » acquiesce-t-il en songeant qu’il peut encore soustraire la cheffe de la sécurité à quelques attaques s’il utilise son cristal de Fumée à bon escient. Mais encore ? Il est temps, sans doute, de libérer Furieux qui, tout imprégné de l’humeur excédée de son maître, s’agrippe étroitement à son cou. « Urgh. Allons-y. » Il a un soufflement de nez, voudrait se dire qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter pour les autres. Le comportement de la panthère est devenu pour le moins étrange, d’ailleurs, comme si elle s'était tout à coup transformée en proie. Il fait part de ses réflexions à Jill alors qu’ils se lancent dans leur périlleuse recherche : « Je veux dire, si une panthère est du genre à viser la tête, je veux bien croire qu’en voyant celle de Raeb, elle en soit venue à la conclusion qu’il n’y avait rien à estropier, mais tout de même ? On aurait vraiment dit qu’elle avait peur. Pensez-vous qu’elle cherche à protéger quelque chose ? Puisque c’est une femelle… » Et toi, Gavrila, penses-tu que Jill, occupée à chasser un ours cinq fois plus gros que toi, en ait quoi que ce soit à foutre de tes élucubrations ?

Résumé:

Exit l’intangibilité, Gavrila ne peut qu’assister, impuissant, à la déroute de Jill et au sacrifice de Furieux. Une douleur lancinante lui traverse le crâne au moment où son fidèle stéthoscope se fait laminer, et loin de voir sa vie défiler devant ses yeux, il pâlit, voit tout blanc comme si son âme avait bondi hors de lui-même pour échapper à la conscience d’une mort imminente et atrocement douloureuse.

La lacération ne vient pas, pourtant. Le retour à la réalité est pour le moins surprenant, comme le ridicule de sa chance. Il s’aperçoit qu’il s’est spontanément soustrait à la portée de l’ours, comme mû par le ressort machinal de l’instinct de survie, et qu’entre-temps, la bête semble avoir été distraite par l’arrivée des autres – tous sains et saufs, constate-t-il encore une fois avec soulagement ; même la vocifération de cet imbécile heureux de Raeb a quelque chose de presque réconfortant. Jill a été prise en charge, et il n’a pas le temps de s’apitoyer sur le sort de son précieux stéthoscope, se dépêchant de la rejoindre aussi discrètement que possible. La question de Félix ne lui arrache qu’un « Oui. » miraculeusement dépourvu de cynisme, signe qu’il est encore un peu sonné.

Se concentrer sur ce qu’il sait faire de mieux est assurément le moyen le plus efficace pour lui de reprendre tout à fait ses esprits ; de se rendre compte que ce n’est pas son cœur qui tremble comme ça, mais toute la jungle. Allons bon, un ultime raz-de-marée de merde s’apprête à leur fondre dessus, bougonne-t-il en se penchant sur le bras de Jill. L’inquiétude de Raphaëlle quant à sa capacité à courir le fait grommeler un peu plus, quelque chose comme il-en-faut-sûrement-plus-à-notre-cheffe-de-la-sécurité-pour-se-laisser-démonter. Il prend une grande inspiration pour ne pas laisser la nervosité l’emporter, conscient qu’ils vont devoir fuir en catastrophe d’une minute à l’autre : « Je vais essayer de résorber la blessure autant que possible. » Il a vu pire, après tout, veut croire qu’il n’a pas encore atteint ses limites et que l’Entre-guerre l’a bien préparé – souvent à ses dépens – aux situations critiques de ce genre. L’ours n’est plus son affaire : les mains autour de la blessure de Jill, il entend profiter du peu de temps qui leur reste, dans le séisme de cette marche inexorable, avant que la nouvelle menace n’apparaisse.

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